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Pluie.


Ça ne lui est  pas venu tout de suite à l’esprit, cette façon qu’elle avait de se bouger dans la vie, ce détachement qu’elle affichait et qu’elle mettait en toutes choses.
Regarder ailleurs, ça lui convenait bien.

* Je m’en foutais de me situer, vous comprenez ? 
  J’allais

Elle croisait des gens, avec tout ce qu’ils montraient d’eux, ou pas.
Elle aimait ceux-là un peu particuliers, les troublants qui se troublaient, les souriants qui soudain se noyaient au dedans d’eux-mêmes, parce qu’ils avaient des appartenances et des sanglots millénaires qui leur défonçaient l’âme.
Elle aiguisait sa cervelle, s’ouvrait au chant des hommes, touchait du bout des doigts des formes inhabituelles.

* Je m’inventais, c’est tout

Elle a souvent marché dans les villes quand l'aube pointait sa mine désolée.

* J’ai arpenté, presque démente, des couloirs que parfois j’habitais 

Ce fut difficile, inattendu, incohérent. 
Solitaire, très.

Mais ce fut doux aussi, et éblouissant, car il est des endroits fort beaux, des sons aquatiques, des cèdres et des arganiers, des parfums de fruits mûrs, des pontons en bois délavé, des éléphants en ivoire, des chats tigrés, des scarabées égyptiens, des arums blancs, des rais de lumière au plafond, des paravents, des moucharabiehs, des panneaux coulissants, des chiens errants qui vous suivent, des senteurs épicées, des regards clairs, des abat-jour, des femmes tatouées, le noir de Soulages, le vert de l’amande, des ombres portées, des cyprès, de la terre cuite, des vitraux éclairés, des murs ocrés, des draps en coton, du lin froissé, l’éponge du bain, Chopin, le rouge velouté des divans, la pierre veinée de bleu, des portes anciennes, du cashmere, des mots insensés, des fermetures-éclair sur le côté, des égarements, des ruelles étroites, Corto Maltese, l’odeur marine de Petite Terre, des fossiles, des nautiles, des rideaux envolés, des stores en papier baissés, des baisers, des carafes en verre, des vins de Chasse-Spleen, des noisettes et du chocolat noir, Oscar Peterson, Caroline Carlson, du fer forgé, des colonnades, des mezzo-soprano, du baroque, de l’élégance, une certaine cambrure, des cheveux relevés, l’ébéniste, l’éclat de ses dents, des conversations, de l’attention, des dîners, des bougies, des tapis, l'endormissement tranquille, les Lamentations de Jeremiah, des secrets échangés, de la musique encore, des jardins, des bassins, du thym, du thé, du patchouli, des bambous, des hommes beaux, des embruns, des oursins, ma fille, sa fille, et la pluie qui soudain ruisselle sur les pierres moussues de l’allée.

***



Cher grand-père.


(Il est des nuits où tout pèse et obsède.)

Elle était jeune alors, et l’épouvante de ce qu’elle entendait lui tatouait l’esprit.
Ce grand-père, instructeur dans l'armée française, revenu du pire, lui aliénait la part obscure de l'humanité.
-  Je les ai vus, ces hommes, mes hommes, appeler leur mère comme des gamins. Ils retenaient leurs entrailles fumantes. On ne pouvait rien pour eux. 
Rien. Les obus pleuvaient. Ça hurlait de partout. -

Elle l’imaginait, le barda lourd et puant, rampant dans la boue des tranchées, à s'effrayer des rats.

* Il lui avait appris à se tenir à vélo, à cueillir précisément dans le jardin qui prolongeait la maison, la tomate mûre et tiède.
Il lui avait témoigné de l’attention, de l'affection, de la patience.
Il méritait bien qu'elle l’écoutât.

Survivre, il s'y était employé, même à la grippe espagnole, (trente millions de morts selon l'institut Pasteur, voire bien plus)comme si éviter d'être à tout moment mutilé ou tué n'avait pas suffi.

-  J'ai vu des soldats fusiller les leurs, pour l'exemple. Tu imagines, petite, pour l'exemple ! Pour empêcher ces pauvres bougres devenus fous, de fuir par tous les moyens, l'enfer. -

Les déboussolés n'ont rien à faire à la guerre.

La nuit pénétrait ses yeux.

   détruire/reconstruire
   haïr/obéir
   napalm/Vietnam.

L’insupportable banalité du mal lui dévorait la cervelle.
Rien, ne pouvait empêcher qu’elle y pense.


by Artstudio Norarts

L'amande.


Ça lui prit un temps qu’elle ne compta pas pour que la lumière enfin s’ancre à jamais dans sa mémoire.

* Il est des endroits où la roche millénaire répercute d’une manière très précise le vent froid qui souffle de l’Atlas. Il s’engouffre avec force dans les remparts érigés face aux vagues, se cogne à la pierre depuis l’aube et renvoie à la nuit un écho insistant. Les ombres projetées sont si noires alors, et profondes, qu’on y devine l’abîme.

Ça lui prit un temps qu’elle ne compta pas pour inscrire dans le marbre veiné ce qu’elle était persuadée d’avoir vu.

Elle se mit dans l’oubli, reçut  l’onde de choc venue des profondeurs et anticipa la pestilence engloutie des corps qui s’en allaient en se délabrant.

Se présenta aussi l’absolue beauté d’être en un endroit, où la fleur du pêcher, dans sa délicate façon, offrirait plus tard en son noyau, l’amande plate, oblongue et amère.


Harry Ally


***




Noix (suite caillou)


L'amour n'est qu'une pulsion de reproduction, pensa-t-elle.

Le jour devenait plus effrayant que la nuit.

Le caillou tombé dans l’étang,
(qui sait la brûlure de la dune,
le venin foudroyant du scorpion,
le grelot du crotale,
l'ouragan qui naît au Cap, et s'engage  
le chant étrange des baleines, aux pôles) 
émergera souvent en se retournant quand la pluie diluvienne l'entraînera.  

Elle n'attend rien. 
Ni des hommes. Ni des dieux.
Enfin si, un peu, des dieux.


*  Le temps n’existe pas.
 
C’est une météorite, peut-être, métallique, qui tourne sur sa masse et s’encastre au désert en s’irradiant. C'est la tige du lotus qui tend vers la lumière et rend limpide l'eau trouble du marais. C'est une noix, deux hémisphères qui sidèrent, reliés, humides, construits, parfaits et blancs.

On peut y voir ce qu'on veut : une opportunité à être, une continuité, une coïncidence, une fulgurance dans la forme, 
une texture particulière, un goût, une occupation de l'espace.




***


Le caillou vert.


L’eau stagnait dans la mare, et de cet endroit devenu à la longue cloaque, se dégageait une puanteur douceâtre où croupissaient des végétaux en décomposition, des rongeurs morts, des oiseaux épuisés.
Elle se pencha, et commença à fouiller. La vieille rame dont elle se servait s’empêtrait dans les algues; quelques têtards agités firent surface dans des remous vaseux.

*  Tout ce temps, pensa-t-elle, tout ce temps pour le perdre ici. 

C’était un caillou vert, très doux, un peu triangulaire, assez épais, échoué une nuit de grande houle. Il tenait bien dans la main, se glissait partout, dans la poche ou sous l’oreiller. C’était un caillou de toujours, un bijou de sirène, un minéral érodé qui s’était échoué lors d’une sacrée marée.

*  Tout ce temps.

Le bruit lui revenait des récifs dévastés, des vents dominants, de l’appesantissement d’après, du silence étourdissant.

Le perdre, c’était se perdre, se mener à rien.

*  Tout ce temps à déblayer la plage ravinée. Tout ce temps à se blesser les chevilles dans les débris des tôles arrachées, des acacias épineux. Tout ce temps à s’éreinter sur l'île, et puis soudain ce caillou, vert, qui dans un foutoir invraisemblable s’inscrivait là, sur le sable souillé. C'était comme une consolation, une joie, un peu de beauté retrouvée.

Elle implorait, s'acharnait, remuait. L'humidité pénétrait sa robe, sa chair, ses os. Des nuées de moucherons lui piquaient les bras, les jambes, lui rentraient dans les yeux, le nez, les oreilles.

  *  Tout ce temps ...

C'était son caillou. Son caillou vert de l'île.
Il savait des secrets, des chemins, des courants de mer, des grottes et des passages, des palétuviers, des limules archaïques, des iguanes, des requins dormeurs, des gorgones, des murènes voraces, des éponges magnifiques.




***



St John

"J'ai rêvé, l'autre soir, d'îles plus vertes que le songe ..."  (Amers)

Je me souviens de tout
des abat-jours allumés
du chat qui revenait la nuit
de la barrière dix fois repeinte

c’était des heures, du temps clos
du temps beau et tranquille
du temps doux

je me souviens de toi, de tes pieds nus sur le bois du ponton
de tes cheveux que j'avais coupé court
de la chienne attentive qui ne te quittait pas

on buvait de la bière mexicaine, ou du rhum de Marie-Galante
on fumait des petits cigares 
on grillait des poissons, des cigales de mer
on se baignait

-  elle est blanche, elle n’est pas d'ici 

alors,  j’ai repris la route
j’ai tout laissé, sauf le chat, et les poèmes de St John Perse :

" ... des poissons lents parmi la boue ont délivré des bulles avec leur tête plate; et d'autres, tâchés comme des reptiles, veillent."


Shô Ryu
en amont - détail
*




Fruits.


L’odeur pénétrante des jardins saturés de chaleur l’amena progressivement au bord du vertige.
Elle se dédoubla.
Tandis qu’une partie d’elle-même se précipitait dans le vide en laissant à son teint une blancheur à faire peur, une autre obstinément restait affûtée à la rumeur du présent.

* Elle pensa que mourir à moitié lui ressemblait assez.

La migraine s’enroula.

Elle sombra dans une sorte d’oubli lancinant. Des visions lui arrivèrent, de plus en plus saccadées. Un plan cependant, unique et sanglant, s’imposa plus longtemps, qui lui rappela la cruauté des guerres au Japon. Distinctement, elle vit un homme agenouillé. L’abdomen plusieurs fois ceint d'une même bande de tissu, il s'ôtait la vie dans un parfait seppukuLe regard halluciné, il enfonçait d'un coup sec le tanto de son ancêtre, et comme lui s’éventrait pour l’honneur.

Un fort vent de pluie s’engouffra dans la tenture de la pièce. Il renversa le grand papyrus. L’eau se répandit sur le kilim élimé. 
Son trouble s'accentua. 

* Les fruits de l'été vont se gâcher, pensa-t-elle, on ne pourra pas cette année en mettre beaucoup dans l’eau de vie. 

Elle délirait, dérivait, se revoyait petite, implorait sa grand-mère.  

Chère toi, s'entendit-elle gémir, chère toi, 
les fruits du verger vont encore s'arracher 


Nakar Bilyk






La femme transportée.


* Lévite, transporte-toi, va à l’extrême et oublie.

Elle se tira vers le haut, et ne pensa plus qu’à ça.

* Socrate drapé, les pieds sanglés, attendait-il stoïque et serein que Phédon lui tendit la ciguë et le datura macéré ? L’Histoire ne dit pas si le philosophe condamné par ses pères hoqueta amèrement.

Elle voulait en se détachant chasser de sa mémoire l’odeur âcre de la décharge fumante, ses essaims de mouches pullulasses, les grognements des chiens galeux. Elle anéantirait de sa cervelle l’amant devenu alcoolique, l’amie qui sans vergogne trahit, le goût du sang dans la bouche, la ceinture qui cingle l’air, les morsures vives des scolopendres qui se tortillent sur la pierre encore chaude.

L’air tout autour deviendrait lourd et l’œil du cyclone la soulèverait jusqu’à l’éblouissement. Plus rien n’aurait d’importance, sinon les courants maritimes. Elle irait au sud, reconnaîtrait la fresque sur l’ancien portail, le livre ouvert qui éclaire, et l’enfant petit, endormi.


George Dimitriev




Attente.

Elle pouvait toujours se traîner, s’asphyxier, virer au pâle et se cerner, elle se retrouvait à l’identique.

Assise à la fenêtre qui donnait sur la route, ses pouces tournaient l’un sur l’autre, trois fois en avant, quatre ou cinq fois en arrière, mais toujours trois fois en avant. 
Comment faisait-elle, immobile, à regarder si longtemps vers nulle part ?
À quoi pensait-elle au juste ? 

On n’imagine pas les vieux ou les vieilles désespérément amoureux.
D'office les autres, plus jeunes, les devinent éminemment mortels.

Quand dans la baie d’Ha Long, la jonque s’avance, alourdie d’opium et de soie, l’homme couché à son bord imagine tout pourtant, et sourit.

Et la femme en sarong, endormie sur le quai, a dans la tête et le ventre, oh, des histoires à ne pas raconter...





**




Eux, encore.


-   j’ai eu envie de mourir sur ton épaule, dix fois
-   je sais
-   et eu envie de te tuer, dix fois
-   …
-   c’est petit et étroit ici, tu comprends ?
-   ne te justifie pas

-   les chemins sont boueux et la roche grise
-   il pleut, c’est tout

-   je veux retrouver l’île et l’odeur du petit goyavier. Le clapot du lagon, quand la nuit vient
-   nous irons
-   mais quand, quand ? Je suis vieille maintenant
-   nous irons
-   la terre pourrait s’ouvrir, la mer nous recouvrir
-   je sais
-   on serait engloutis
-   …
-   et quid alors du ponton délavé, du grain qui s’éloigne, du marin qui revient, de l’oursin qui s'étoile ?
-   je ne sais pas      
-   tu ne sais pas, tu n’existes pas
-   ...  

   
*

Peindre, encore.


Il s’enferme, peint grand, et longtemps.

Il se demande : le sens, où est le sens ?
Il dissèque, séquence, s’obsède, s’efforce.
Il s’outrepasse, s’élève.

Il dort peu. 
Il brûle de lui-même, de la folie des autres.

Il s’émacie, s'hallucine, s’amaigrit, fume.

L’apaisement ne vient pas, ou rarement.
Il veut l’excellence.
Il la sait exigeante, debout, impitoyable dans le détail.  

La guerre est une horreur, pense-t-il. 
C'est un ensemble d'événements qui dépasse l’entendement et pourtant se répète.

* no sympathy for the devil 

Il veut comprendre la soumission, l'odeur des corps, l'infâme tatouage.
Il fouille les ténèbres, triture la matière, cherche la trace, découvre ébloui le vertige fulgurant qui le précipite. 
Il sombre, s'enfonce, s'enlise, goûte à la boue, et tout entier s'engloutit.

Il s'enferme, peint grand, et longtemps.



***



Never there.


Pour sa part, dans ce monde, elle était une autre.
Une sorte d’aveuglée qui trébuchait sur tout, tout le temps.
Elle mélangeait les genres, l’âme des autres.

-  tu te fais du mal
-  je sais

Elle était une chose qui avançait seule, un verre à la main en fin d’année et des confettis dans les cheveux.

-  tu es pathétique
-  je sais
-  tu doutes de tout
-  je sais
-  tu trouves des mauvaises raisons en vertu d’autres mauvaises raisons

*  Le temps d’avant lui manquait. L’odeur de l’ananas tranché, le sourire de l’ami, le chat sur le muret.

-  ton regard a changé
-  je sais

Doucement, il ouvre la main. 
Elle y voit deux petites choses métalliques qu'elle identifie aussitôt.

*  Le destin n'avance pas forcément masqué, et à l'instant même où le souhait est émis de la mort, la crainte qu'il se réalise vient.

***


All alone (Venezia).


L’ensemble de ce qu’elle était devenue, et qu'il vit ou crut voir, le pénétra de part en part. Sa rétine ne retenait que la démarche incertaine, le mouchoir serré dans la main osseuse, la peau devenue fine et sèche, le réseau bleu-noir des veines. 
Les rides la transfiguraient.
Le regard s'était enfoncé, loin.
Le squelette tout entier s’était déglingué. 

*  D'où revenait-elle ?

Le jour frileux déposait par endroits sa lumière.

*  Il avait entendu dans son rire des éclats précieux 
   Et deviné dans ses pas l’attente de tout 
   Le cou était gracieux, et les jambes jolies, il se souvient

Et maintenant, 
défaite et maigre, 
et sombre, 
elle l’effrayait de toute son apparence.

Il attendit qu’elle le reconnaisse. Mais rien ne se passa. Elle le croisa comme elle en aurait croisé un autre. De si près cependant qu’il crut sentir sur sa joue, comme un souffle.

La vibration du téléphone le tira de son abattement.

  -  Où es-tu ?
  -  Je viens de croiser ta mère, elle ne m’a pas reconnu
  -  Clara est morte, il y a six ans 
  -  …
  -  Papa ?
  -  ...
  -  Ne pleure pas
  -  Elle était là, je t'assure, elle descendait la ruelle étroite qui mène au ponton



MarioLeko

*



Peindre.



Le regard se cognait aux angles arrêtés de la pièce, courait le long des fissures ennuyeuses, remontait au plâtras du plafond, puis retournait à l'intérieur de l’orbite.
Tout était vide, absolument inutile, silencieux, et très étrange.
Petite, elle disait : c’est l’odeur de rien.

Aucune ouverture, aucune idée ne lui venait, sinon celle, très lucide de l'intuition. L’esprit allait aux pôles, et percutait, ubiquitaire, ses extrêmes.

* Il suffirait d’une incision le long de la veine, d’une autre à l’artère, pour que le sang enfin dévié de son circuit, jaillisse sur les murs lisses, et les teigne.
S’écaillerait-il à la longue ? Donnerait-il au tableau  une couleur plus morte encore ?

La trahison saccage tout.
Les mots des promesses, les gestes doux, les rendez-vous.
 Le pardon n’existe pas.
C’est une fiction, un truc de religion.
Personne ne survit à l’infect.
Ils ont beau dire, écrire, peindre, chanter, sculpter, danser.

*  Et si je me rasais la tête, dit-elle soudain, en se redressant.
   On y verrait les cicatrices, même celle originelle.
   Ta pauvre chevelure repousserait, dépigmentée.
   Elle accuserait, argentée, au reflet du miroir, le Temps.

Pour qui donc serait ta dernière pensée ?

Elle n’en sait rien.
C’est comme avant, comme quand elle était petite.
L'éblouissement dans l'éclaboussure, et l’odeur de rien.



***



Nuit.


C'est là, derrière ses paupières, 
debout, froid et obscur.

L’Atlantide est dans la conque, pense-t-elle, énervée, 
la spirale dans l’ammonite,
l'Infini dans le Nombre.

La mémoire est insomniaque jusqu'à l’effroi, je sais.

* Tu te souviens de la framboise velue ? 
   Des petits grains à l’intérieur ? 

   Du coton froissé de ta robe ? 

C’est là que tu es, dans le jardin fleuri du grand-père.
Tes souliers vernis ont pris la poussière du sentier.

La piqûre de l’abeille t’arrache un cri aigu.

Mais là n'est pas la véritable douleur. 
Elle est ailleurs,
dans l'horreur,
ancrée à l'intérieur.


 
***



Mado.


Il traînait, s'attardait, se faufilait, évitait les photographes qui se pressaient, s'agaçait des commentaires, s'ennuyait, flânait, retournait au bar, raflait un autre verre, et repartait aussitôt se perdre dans la galerie.
Il croisait des tailleurs bien coupés, des visages liftés, des rires exagérés.
Seigneur, pensa-t-il, elles finiront toutes par se ressembler.

Une force à laquelle il ne résista plus l'amena, un peu titubant, vers la petite salle adjacente. Il se planta devant le nu glacé. Il 
reconnut aussitôt la façon qu'il avait à l'époque de crayonner nerveusement certains corps en les désassemblant.
Celui-là, particulièrement déstructuré, le bouleversa à nouveau.

 
Il s’approcha, chercha sa signature, la date.
1967/Mado debout

Lui revenaient en mémoire d'autres esquisses. Mado faussement alanguie. Mado ivre de vin de Bordeaux. Mado assise sagement, les yeux dilatés, dessous sa frange sombre et épaisse coupée droit au ras des sourcils. Mado, éperdument amoureuse, si étrangement blanche et diaphane qu’elle en effrayait ses parents. Mado un peu chinoise, qui posait nue, maigre et frigorifiée dans le grenier qui leur servait d'atelier.

Il se tira en arrière, se revit jeune, hirsute, barbu, insomniaque, survolté, revanchard, volubile, cruel.

Mado debout. Mado couchée. Mado assise. Mado maso. Mado hystérique. Mado soumise. Mado outrageusement dénudée. Mado accroupie, indécente. Mado énervée. Mado apaisée. Mado désespérée. Mado hurlante. Mado opiacée. Mado violentée.
Mado hallucinée. Mado dévastée. 
Mado qui se défenestre.

D'un trait, il vida son verre.

Au bar, il retrouva Paul, son agent parfumé/sucré. Son amant quelquefois, qui se ruinait en implants capillaires, et se gavait avec avidité de petits fours au crabe, et de critiques bassement assassines.




*



Eux, vieux.


Bonsoir.
Elle n’entend pas.
Bonsoir, il répète, en lui touchant l'épaule.

Elle se retourne.
Il y a dans son attitude comme de l’inquiétude.
Une façon de prudence.

C’est moi, Pierre.

Alors, elle chavire, remonte le temps, s’ouvre au passé.
* Pierre, mon Pierre, mon caillou vert.

Et elle pose, tremblante, sur sa main vieillissante,
un très long et lent baiser d'avant.


Samuel Kokoumin




Éclats.


Une vie vole en éclats. 
Il suffit pour cela de pas grand-chose. 
Des portes qui claquent. 
Des rencontres toxiques.  
Du verre brisé.
La marge.

Des gens vous aiment, et soudain se détournent.
Ils s’en vont aux pôles, vous laissent.
Comment font-ils ?

Bien sûr, se disait-elle, si je n’y arrive pas, il restera toujours, à ne plus rien désirer, l’ultime solution.
Mais dieu, que c’était difficile.

Alors en attendant que l’idée se précise, elle bricolait.
Avec l'exil, le bruit des autres, l'odeur âcre de la ville. 

Marcher au bord l'épuisait.
Le pardon ne venait pas. Et plus elle y pensait, moins il venait.
Elle en oubliait la couleur du temps. Le cri du plaisir. Le ravissement.

  La roue tout en bas s'en fout quand on s'y précipite.
  Elle vous engloutit l'âme, et la chair et les os.
  Mais au centre, il demeure une lueur. 
  L'axe, peut-être. 
  Son immobilité.


*

Basic instinct.


Lui, avait rabattu la capuche de sa parka, 
et remonté sur sa bouche le bas de sa cagoule.
Il rôdait.
C’est bien connu, les rôdeurs rôdent.
Ils marchent, obsédés, l’esprit gangrené.

Elle, pressait un peu le pas,
à cause de la froidure.

Lasse, elle descendait la rue dans le silence et la demi-obscurité. 
Bientôt, elle retrouverait le confort de l'appartement, se servirait un grand verre de vin, se ferait couler un bain de mousse, fumerait un petit cigare, et écouterait Billie le restant de la nuit. 
Elle oublierait le désarroi de l'amie.
Les ruptures rendent les gens pathétiques. Ils se mettent en boucle, ressassent, rabâchent, redisent. Ils raclent, nombrilistes, leur seul chagrin. Ils vous l'imposent, le revendiquent, le portent en bannière, et vous laissent en finale impuissants, accablés et à part.

En bas de la rue, tourner à gauche.

Elle sentit sa présence.
Nom de dieu, que faisait-il derrière elle à deux heures du matin à longer comme un rat les façades ?

Elle traversa et pensa que louvoyer éviterait peut-être ce qui était en train d'arriver. Elle repéra quelques fenêtres éclairées. Crier ne servirait à rien. Quand elle vit de l'autre côté, l'homme la dépasser pour tourner le coin de la rue, elle obliqua à son tour et reprit, rassurée, le chemin familier. Mais alors qu'elle s'arrêtait au pied de son immeuble, l'homme, qui avait ralenti son allure, fit soudain demi-tour et s'engouffra dans l'entrée de la maison d'en face.

Que faisait-il, le visage dissimulé, à s’agiter, à fouiller, à remonter, nerveux, le bas de sa veste ?

Tout devenait compliqué. Comment sans lui tourner le dos monter les marches de l'entrée, se déganter, et trouver au fond de sa poche les clés emmêlées ? La frayeur lui venait qu'il ne l'agresse pendant qu'elle s'acharnait sur la serrure.
Alors, elle fit face.
Lui déjà traversait l'avenue et venait droit sur elle. 
Elle chercha des yeux le poing fermé ou l’arme qui la mettrait à terre. 
Ce qu'elle vit la laissa interdite. 
Elle se mit à hurler.
*
Après, elle ne sait plus.
Il avait disparu.
Elle courait dans les étages, et se précipitait dans l'appartement.

***

Il y eut des jours sombres.
Des nuits hermétiques. 
Les tentures côté rue qu'elle n'ouvrait plus.
Rien ne l'apaisait: ni l'immersion répétée dans les bains, ni le vin, ni Billie.
Elle avait beau se frotter, se gratter au crin, se maudire, se noyer, rien n’effaçait de sa mémoire le regard insensé de l'homme encagoulé.











Mitsuko.


Enroulée de soie pâle, fardée de blanc, lbouche étroitement écarlate, elle s'occupait à genoux, devant lui, rituelle. 
Froide et délicate comme une porcelaine, n'offrant d'elle-même qu'une image distanciée et faussement soumise, elle gardait ses paupières étirées résolument baissées.
Elle lui tendit le petit bol en céladon rempli de saké tiédi.
L'espace d'une seconde, il respira sa coiffure de jais piqué d'écaille et de fleurs de prunier. 
L'émotion le submergea. 
Il revit Mitsuko qui glissait à petits pas le long du bassin de l'entrée. 


Il savait toute la beauté du dragon tatoué sous l'habit.

Il fit signe à la geisha de se retirer.

Avant que le panneau de papier ne coulisse en entier, elle osa un regard. Ce qu'elle vit la réjouit : l'homme n'avait plus rien d'un seigneur. Il s'était affaissé, et le visage dévasté, il pleurait à gros bouillons sa favorite, son érudite, sa silencieuse, sa délicieuse, sa confidente, son amante assassinée, sa Mitsuko, sa geiko, retrouvée strangulée, nue et bleuie, sur l'étroit chemin de pierres qui mène au pavillon d'été.

***