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Violetta.


Lundi 22

15:00
Au troisième étage d’un immeuble jaunâtre, les fenêtres en façade n'ont pas de rideaux. Derrière l’une d’elle, en aplomb, se tient un homme très amaigri.
Il est nu, entièrement. Pâle. Barbu et hirsute. 
Ce n’est pas l’agitation de la rue qu'il regarde, effaré, mais son reflet flouté, d'un quart dédoublé. 
Cet homme a quarante-huit ans. Il n'en a pas conscience. Il n'a pas la notion du temps, et n'a depuis l'enfance qu'une vision approximative de son environnement. Il s’exprime peu. Mais il arrive qu'il chante, et fort bien dans le ton, des airs tombés en désuétude. 

   * L'amour est un bouquet de violettes (etc).

Depuis le décès de sa mère, il a été mis sous tutelle administrative. Un centre public d'aide sociale gère son seul bien hérité: un appartement étroit, trois pièces en enfilade. C'est là qu'il est né, prématuré. 
C'est là qu'il a grandi, protégé par la seule qui l’aimait plus que tout.

Diagnostiqué déficient mental, mais reconnu inoffensif (entendu par là qu'il ne présente aucun danger, ni pour lui-même, ni pour les autres), on jugera qu'il est capable de se 'débrouiller' seul, et on lui laissera la pleine jouissance de son appartement.

La friterie d'en bas lui cède parfois des morceaux de poulets rôtis invendus de la veille. Et le curé qui officie dans la paroisse d’en face satisfait sa bonne conscience en déposant à la hâte, sans même avoir sonné à sa porte, des boîtes de raviolis produit blanc
Est-ce le regard qu'il porta sur lui, tout l'après-midi, qui le laissa si interdit de son apparence qu'il décida de ne plus se nourrir ? Tremblait-il quand l'obscurité le surprit ? Entendait-il, halluciné, pendant qu'il se mourait, sa mère doucement le bercer ?

   *  Quand le bonheur en passant vous fait signe, et s'arrête
       Il faut lui prendre la main sans attendre à demain
       (Luis Mariano/Violettes impériales)



Lundi 29

09:43
La femme, qui l’observe en surplomb depuis l’immeuble d’en face, s'inquiète enfin de l'inertie du corps sous les couvertures du divan. Elle appelle les urgences: il ne bouge plus, vous devriez peut-être venir 

09:59
Une voiture de police arrive en trombe et se gare devant le parvis de l'église. 

10:18
Les secours pénètrent dans l'appartement.
Tant déjà l’odeur est pénétrante qu'un pompier se précipite pour ouvrir les fenêtres. Aspirant l'air encombré de la rue, refoulant à grand peine la nausée qui le fait hoqueter, il lève les yeux vers le balcon d'en face et aperçoit la femme qui s'y tient. Le trafic de la rue couvre ce qu'il crie. Alors pour mieux se faire comprendre, il fait à son intention un geste qui la terrifie: de sa main gantée, il fait semblant de se décapiter.



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