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Aphasie.

 *** tu sais bien les idées qu’on se fait, et ce qu’on s’invente parfois …

Elle ouvrit grand la porte fenêtre, et laissa pénétrer la nuit.
Un grand dégoût de tout la submergea.

Jeter. 
Jeter tout.
Les carnets accumulés, les dessins répétés des poissons jumelés.

Revenir en zone blanche.

Un verre de vin, encore.

Est-ce cela, vieillir ? Se tenir, démunie et étriquée, derrière une tenture décolorée, et regarder chaque été le petit d’en face grandir ?

La mère dit :
Ils ont rasé les grands buissons qui bordent les voies du chemin de fer.
Les oiseaux ne viennent plus picorer les graines sur la terrasse.
Où nichent-ils à présent ?

Je ne sais pas.

Elle dit encore:
Quand on me brûlera, je veux entendre les moineaux chanter.

Tu n’entendras plus rien.

Mais qu’est-ce que vous allez faire de tout ça ? (et elle désignait, désemparée, le peu qui remplissait l’appartement.)

Ne t’inquiète pas.

Elle disait aussi:
Il faudra jeter, donner, se débarrasser.

On le fera.

* Nous n'avons jamais eu un endroit bien à nous. Un grenier, un lampadaire fatigué, des malles. J’aurais aimé y farfouiller, y retrouver mes fusains, mes cahiers, l'odeur du passé, mes lectures, ma correspondance, des photos de mon enfance.

Dans l’armoire du petit hall, dans une boîte métallique fort belle à mon goût, entre tes mouchoirs fins, je sais la précieuse lettre ; les phrases en sont un peu codées, tu m’as tout expliqué.
Tu n’en parlais pas souvent de ce frère exalté de liberté qui résistait à sa manière en ces temps de guerre.
Cinq balles ont pénétré ses entrailles.
Cinq. 
Cinq l’ont presque coupé en deux. Son corps s’est déchiqueté. 

En ce moment même, dans ce monde qui m’est étranger, des machettes tranchent des muscles, des nerfs et des os, et la Terre qui brûle encore en son noyau absorbe tout: le sang, et les cris.  

Tu ne dis rien ?

L’hémorragie a en partie noyé ta mémoire, 
obscurcit ta lucidité, 
mis à sac ta dignité.
Il arrive que tu ne me reconnaisses pas. 
Il arrive que tu m’appelles Tonia.

Tonia, c’était ta sœur.


Picasso




La place.


Elle s’éloignait à sa manière, lente.
Et tentait de se désennuyer du monde.
Ne lui parvenait plus que l’odeur mouillée des grands arbres de l’allée.

* Comme c’est étrange, pensa-elle, ce sentiment de n’être pas d’ici.

Elle siffla au rappel la chienne qui parfois s’emballait, et s’appliqua  à réguler une claudication douloureuse qui lui venait depuis l’enfance d’une cheville mal soignée.

Tout se réclamait en elle d’un endroit de lumière qu’elle savait à jamais ancré derrière ses paupières.

Elle s’obligerait à l’oubli.
Le véritable oubli est-il dans la mort ?

Elle espéra que oui.

***