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Nautilus*



Lorsque sa tête roula dans la tourbe, son esprit jusque là retenu se libéra et s’en fut comme un souffle.


*  Au commencement était l'air. 


L’homme s'accroupit.
Il sut en se crispant que ça ne le quitterait plus. L'odeur du charnier désormais se tiendrait partout. Se brosser la peau jusqu'au sang, brûler mille fois ses vêtements, s'enivrer chaque nuit n'y changerait rien. Il aurait toujours en mémoire le grand cri et la vision de cette femme se disloquant sous ses gants.

Même au large, même fouetté par les vents de tempête.

Il se redressa, réajusta son masque et fit signe aux militaires de tout recouvrir.




** Au commencement était l'air. 


सांस






Nautilus.



Arrêtez, arrêtez dit-t-elle en se redressant.   
Ce n’est pas moi, je ne suis plus de ce monde.
Voyez, ce n'est plus moi: la manière, l’odeur, mon esprit dérangé.
Laissez-moi, je vous dis, ne me touchez pas !
Retirez votre présence, ôtez vos mains de moi !

Regardez ailleurs. 
Creusez d'autres trous. Vous les trouverez tous. 
Tous ceux assassinés par vos atrocités.


 * Oh ! être minérale 
             végétale 
             enfin ancestrale
             ammonite 
             fossile
             nautile


Ce n'est pas moi, je ne suis plus d'ici dit-elle encore, et sa tête roula dans le charnier d'où il l'avait extraite.




* Nom de dieu, pensa l'homme en la recouvrant, j'ai cru entendre sa voix...


मो





Shall we dance.




C’est souvent dans l'attente que le balancement s’installe.
Le pied gauche reçoit le poids du corps et le renvoie aussitôt sur le droit.
L'égarement s’inscrit alors dans l'oscillation, parfait, régulier, autistique, obsédant.
Elle le pratique partout. Sur le quai d’une gare, dans le métro, dans la file irritante d'un super marché.
Petite déjà, deux doigts profondément enfoncés dans la bouche, elle tendait vers l’apaisement en provoquant l'incessant bercement.

Elle surprend des regards. 
Et stoppe net le tempo qui la fait divaguer.


fractale
Jazz
Jazz

Shall we dance ? 
On a bright cloud of music
Shall we fly
Shall we dance
Shall we then say goodnight and mean goodbye
Or perchance when the last little star has left the sky
shall we still be together with our arms around each other

Shall we dance

Danser, danser. 
Là, tout de suite, maintenant. 
Dans la cohue du monde.

Se balancer, se bercer, ne plus arrêter.

* Tout entière enlacée, elle pense : reçoit-on la folie en héritage ?






鸦片


Une femme en sarong blanc glisse ses pieds nus sur les dalles de l'entrée, longe le bassin rectangulaire, et pénètre des îlots de verdure. 
Elle apporte le thé fumant, le bol.
Sur la terrasse envahie de bambous humides, la lumière se fait basse, un gecko léopard disparaît dans une jarre.

青瓷

L'homme est assis. 
Il crayonne des notes, reproduit des signes.
Quand la moiteur se fait trop pénétrante, il se lève, cueille son chapeau clair et descend au bar climatisé de l'hôtel. 
Là, il s'attarde, s'enivre, tangue un peu, parle anglais, salue le vieux pianiste français.
"Unforgettable, that's what you are"
Il lui sourit et discrètement lève son verre.

Tard dans la nuit, il retrouve l'intimité de sa chambre, le bruit familier du ventilateur au plafond et derrière la paroi en pierre noire, la fraîcheur de l'eau sur sa peau. 

Que cherche-t-il ici qu'il n'est déjà allé chercher ailleurs ? 
Marcher au nord du Tonlé Sap lui rendra-t-il l'amour de lui-même ?

L'insomnie le taraude. 
Il revoit le sédiment archaïque, à la pointe de la belle Apsara du temple d’Angkor Vat.

Il s'habille.
Sort. 
Hèle un taxi.

Dans une ruelle étroite, il pousse une porte en bois, traverse une cour pavée, soulève un épais rideau de coton brodé. 
Là, il ôte son veston froissé, le tend à l'asiatique silencieux, s'allonge sur un lit étroit et sent confusément qu'on lui glisse, sous la nuque, un oreiller fait de soie et d'ivoire.


鸦片


Chaque instant du temps est un lieu où on ne revient pas. 
   Le regret se disperse. 
   La remorsure n'existe plus."

  

(Dernier Royaume/

Pascal Quignard)   



Le grand tourment / rêve.



Elle pense: de la pierre, je suis de la pierre, du granit, du marbre veiné, un tombeau.
Elle est couchée sur le flanc droit, à même la rue, sa joue éclatée sur un pavé gris.
Elle fixe le mur d'en face.
Des heures qu'il est là, dans l’Endroit. Des heures plus toutes les autres, à parler, à se chercher, à remuer son grand corps fatigué. 
Son âme tout entière se déchire.


Elle aimerait qu’il sorte de l’Endroit. 
Elle s’ennuie, ses lèvres sont bleues.
Dormir. 


Je veux m’en aller dit-elle soudain  
Je ne veux pas rester dans la rue 
Je ne suis pas bien ici 
Je ressens une grande honte 
Je suis glacée. Personne ne fait donc attention ?


Elle rentre dans l’Endroit et sort de son sac des billets froissés.
Sur les coupures, une caribbean lady coiffée de madras:  
-  Sé an ti flè  
 - Sé an ti pòpòt doré


Là-bas, la moiteur de la nuit.


Des gens sortent des murs 
Une fumée épaisse pénètre leur cerveau. 
Tous, sont refoulés dans l’Endroit, où ils rampent sur leurs morts, et avec eux s'ensevelissent. 


Paul Delvaux


सपने देखना