Pages

Le père.



Mon père râlait souvent à propos de tout et de rien. Mais ce jour-là, ses râles étaient de ceux qu'expirent les mourants. L'air qu'il aspirait raclait sa gorge en la desséchant. Le torse saillait à ce point sous le drap que je me demandai si ses organes avaient fondu. 
Comment l'embrasser, il n'avait plus de joues. 
Je lui pris la main, et contre toute attente, il la garda captive. Ses ongles me rentrèrent dans la peau et la frayeur me vint qu'il ne me transmette ses bactéries résistantes aux antibiotiques. Jamais auparavant nous ne nous étions tenus de la sorte: il n'était pas du genre démonstratif.

Depuis qu'il n'y voyait plus, il gardait les yeux clos, ne les ouvrant plus qu'au plus fort de ses délires; ils étaient alors si effroyablement bleus et hallucinés que j'eusse préféré qu'il les laissât  fermés.

La morphine circulait dans ses veines, pourtant une grande souffrance émanait de lui. 
Avait-il conscience qu'il quittait ce monde ?

J'étais épouvantée à l'idée qu'il eût mal, soif ou faim et qu'il ne puisse le dire.
M'aimait-il ? 
M'avait-il jamais aimé cet homme si absent ? 
Quelles valeurs m'avait-il donc transmises ? 
Que m'avait-il appris ?
La rancœur me fit baisser la tête.

Après lui avoir murmuré quelques promesses de circonstance, je le quittai. 
Je fis coulisser la porte de sa chambre, et avant de laisser ma mère, je me désinfectai les mains. 
Penchée sur l'évier, compulsivement pliée, je me brossai les mains en m'acharnant dix fois, cent fois, jusqu'à ce que la douleur m'envahisse enfin.

Il mourut le lendemain.
Au premier jour de juin.

1920-2007