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Lire/Antigone.



Ce fut déterminant: Sophie, ses malheurs, ses jupons de dentelle, ses cheveux nattés, sa cruauté.
Paul.
Elle s'oubliait dans les livres, sidérée de la manière qu'elle avait désormais à pouvoir s'exiler. Dès lors de partout elle le fit, s’important pleinement, s'introspectant, et parfois s'identifiant. Au lit surtout, couchée sur le côté, intimement enroulée.
Aujourd'hui, encore.
Cette position lui venait de l’internat; d’une chambre minuscule séparée d'un corridor par une tenture 'lie de vin' qu'une surveillante boiteuse et sournoise soulevait par le dessous.

Un bureau en bois clair.
Dans le tiroir, des pommes à la peau rêche et brune, rangées pour la semaine.
Une chaise, un lavabo surmonté d’un miroir tavelé, vissé à même le mur. 
( L'eau gelait au robinet, les jours de grande froidure).
Un lit en fer, étroit, solitaire.

Chaque soir, à la même heure, venait l’obligation de se mettre au lit.
L’obscurité se faisait brutalement, sans appel, à l’exception d’une veilleuse qui indiquait les toilettes gigantesques, poisseuses et humides.

Alors, dissimulée sous les couvertures, désobéir. 
Lire.

Elle occultait l’odeur de l’éther, les toussotements des filles malades, la frayeur de la nuit.

*  Oedipe sur la route.
      

Le Cri/Antigone.
 

"Hémon t'aime parce que tu es vraie, follement vraie, Antigone, 
  et que ta seule présence fait sentir ce qui est faux."
  (Henry Bauchau/Antigone, p.76, Actes Sud 1997)


***






Le calice aux serpents.



Une fois passée l’émotion des fantômes qu’elle revoyait assis au bar, rien ne l’atteignit plus.
En montant à l'étage, elle se dédoubla.
Elle remarqua aussitôt que l’ouverture à l’arrière du restaurant avait été occultée.

*   Le chat raffolait du grand lilas blanc. 
     Il l'empruntait chaque soir pour se perdre sur les toits du quartier.

Dans la salle à peine éclairée, elle posait lentement ses pas. Le lattis cliquetait par endroits et la ramenait à la réalité de ce qui la mettait en grand désarroi:
Sami s’était donné la mort. A Tunis.
Toutes ces heures, ici même, à marcher avec lui...

*   Où vont-elles ces âmes qui soudain se détachent de tout ?

Elle redescendit les escaliers mille fois empruntés.

En voyant qu'elle était pâle, il dit:
-  Il buvait beaucoup...
-  Ah...

Intrigué, il l'interroge:  
Mais enfin, d’où sors-tu, toi ? De ta cage ?
-  ...

Debout, un type chapeauté enfilait ses gants.
-   Tu te souviens de lui ?
-   Non...
-   Mais si, enfin, le libraire, qui habite un peu plus loin...
-   ...

Plus tard, il osa : j’ai gardé des choses de toi. Pourtant j’ai déménagé plusieurs fois.
***
Oh ! Nicolas, cher Nicolas.
Tout est si différent à présent.
Il y a des écrans d’ordinateurs fixés aux murs, une lumière basse, striée de rouge et de bleu, de vert parfois.
Et dieu, que la musique est mauvaise !

Dans ce lieu, autrefois (trente ans, déjà) surgissaient une vraie tendance, un goût certain.
La pertinence d’une conversation. Un voyageur du bout du monde. 
Un professeur de physique/chimie, au piano. Un sculpteur barbu, très marin, qui se noyait de verre en verre, des  voyous un peu notoires, un politique ou deux, des antiquaires, des filles étranges, et puis il y avait toi, Nicolas, toi...
Parti, aussi, comme Sami.


*  Oh, sortir d'ici. 
    Ne plus y revenir. 
    Passer par la ruelle qui mène à la place.

Dans la nuit, l'église du Sablon se découpe: éclairée, nette, élancée, sacrée, féminine, alchimique, gothique.








La salamandre.



Pourquoi était-ce si grave, si obsédant, cette manière de vieux que l’âge conférait à son allure ?
La lucidité d’elle-même la terrifiait.
Cette façon qu'elle remarquait dans sa mouvance.
L’essoufflement parfois. 
L’hésitation dans la conversation.  
Le regard bienveillant qu'elle posait à présent sur des enfants, dans la rue.

* Il n’y a pas que le corps qui se déglingue, pensa-t-elle, il y a mon âme aussi, la mémoire d’hier.

L’idée d'en finir la tira vers le haut.
Elle se détacha. 
La salamandre tatouée, réanimée par le vent froid, se glissa dans son cou.

Penche-toi, souffla-t-elle, regarde en bas. C'est toi qui somnambules dans un couloir à trois heures du matin. 
Regarde bien. 
Tu pensais y échapper, au délabrement ? 
Ne remets pas à plus tard ce que tu peux encore décider.
Penses-y. Enfin morte tu te décomposerais, en gonflant juste un peu avant que le feu ne t'embrase...
Oh, bien sûr, tu pourrais dans un dernier sursaut de résilience, livrer ton corps à la science. Tu serais séparée alors, désassemblée, désarticulée, découpée, formolée, immergée dans des bocaux.

Un organisme est un processus qui se défait, même s'il donne l'illusion aux temps forts de sa vie que rien ne l'atteindra. Il pourra toujours se rebeller, tenter de briller avec désinvolture, rire fort, crier, prier, supplier, se sublimer,  rien n'écartera de lui la déchéance. 
Regarde, ta peau n'est déjà plus ta peau.

*
Un autre vent de glace pénétra la salamandre qui aussitôt se replaça sur l'Atlas.

***

Comment font les autres, pensa-t-elle, pour ne pas sombrer dans la folie ?