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Rituels.



La lumière blafarde du frigidaire lui faisait comme un masque.
Aucune notion de satiété ne surgissait. 
Aucun dégoût.
Son estomac ne se rebiffait pas. 
Il prenait tout ce qui se présentait: salé, sucré, acide. 
Il absorbait, tassait, se dilatait, se distendait au fur et à mesure.


Brusquement, elle jeta la fourchette dans l’évier, tira le tabouret de dessous la table, et se posa.


Aucun sentiment ne l’habitait. 
La culpabilité viendrait plus tard, lorsqu'elle soulèverait la lunette des toilettes pour restituer l’entièreté de ce qu'elle venait d’ingurgiter.


Elle entendit sa mère se lamenter derrière la porte: 
-  Tu as recommencé, tu avais promis...


***  Oh, mais qu'elle se taise. 
        Qu'elle se taise... 


Avant de s’enfoncer les doigts dans la bouche, elle dit simplement:
-  Va t’en, ce n’est pas ta faute.

Ensuite, elle se pencha et son corps tout entier se souleva par trois fois.                  


*  Se brosser les dents, quatre fois.
*  Se laver les mains, huit fois. 
*  Se peser, nue.
*  Noter.


*  Enfiler le gros chandail vert amande, et par-dessus, l'autre, le noir.
*  Calmer les tremblements.
*  Pour cela, se bercer de gauche à droite, d'avant en arrière, en alternant, cent fois


       -  Demain, jeûner.
       -  Et puis, danser.
       -  Danser. Danser.
       -  Neuf heures. 
       -  Non, dix.




Pina Bausch


   


Le bain.



Sans plaisir, elle trempe.
La baignoire est petite, les pieds dépassent, incongrus. 


Son regard s’attarde.
Le miroir s’est un peu embué.
Quelques instants auparavant, contempler son visage ravagé par le temps l'avait anéantie: en-dessous, le cou dénudé et maigre ressemblait à celui d’une volaille déplumée.


Quel ennui, ici. 
Quel ennui.


Elle pourrait mourir là, à l'instant, personne ne la découvrirait, ou alors plus tard, lorsque son corps enfin pourrissant, dérangerait par l’odeur, des voisins qu'elle connaît à peine.


* Remember là-bas, les Salines, la morsure du soleil, l’eau qui remue ...


        You go to my head and you linger like a haunting refrain
      And I find you spinning 'round in my brain
      Like the bubbles in a glass of champagne...

 Oh, Billie, chère Billie.

Pablo Picassso








À l'intérieur.





Qu'a t-elle donc cette petite, à toujours appuyer ses doigts sur ses paupières ? Elle va s'enfoncer les yeux, à force ! C'est étrange, à la fin, cette manie...


Ce qu'il ne sait pas le grand-père, c'est que derrière les paupières, les yeux sont grands ouverts. Il ne sait pas qu'à l’intérieur, il y a l’univers qui se dilate, les étoiles qui éclatent. C'est brillant, ça scintille, il y a les galaxies, et les nébuleuses, et la poussière qui vibre.


Il ne sait pas qu'au dedans des orbites, elle voyage, explore les mondes, écoute l'Atlantide, le grand souffle salé, comme dans le coquillage échoué sur le napperon en crochet du buffet.


Elle pénètre l'oeil noir des cyclones, 
se combine aux atomes, 
se divise en fractales colorées, 
s'irradie aux sables brûlants des déserts.
  
Il y a là toutes les créatures, 
toutes les peintures, 
toutes les sculptures, toutes les zébrures,
toutes les enluminures,
toutes les blessures,
et les fractures,
et les morsures.








                                                                                              ∞ 
                                                                                                                 
         


                                                                         
                                                                                                                                                         

Garçon manqué.



À douze ans, elle se dit que prendre l’allure d’un garçon lui faciliterait peut-être l’existence.  
Elle émit donc le désir d’avoir les cheveux coupés courts.


 -   Encore, dit-elle au coiffeur étonné, encore, encore, coupez !
 -   Mais tu vas ressembler à un garçon !
 -   Tant mieux !


Elle changea radicalement son allure, ne quitta plus son Levi’s noir, ni sa chemise à carreaux. (Vêtements achetés à l’occasion d’une petite représentation donnée par la "Croix Rouge" dans laquelle elle jouait fort exagérément le rôle d’un cow-boy moustachu qui abattait en transpirant des arbres en carton-pâte. (!)


Au grand dam de sa mère, elle se mit furieusement à jouer au football avec les gamins de sa rue. Pour affirmer davantage son nouveau genre, elle copia leur dégaine, fourra ses mains dans ses poches et marcha désormais à grandes enjambées. 
Vivement encouragée, un jour de grand défi, alors qu'elle roulait à vélo sur le plus haut gradin du terrain situé tout à côté de la piscine municipale, sa pédale droite accrocha un rebord en béton. Déséquilibrée, son pied ne rencontrant que du vide, elle bascula sur le côté et dévala durement une bonne partie des gradins.

* Oh, des étoiles...

Elle perdit un peu connaissance, se mordit l'intérieur des joues, et goûta, fort surprise, au sang qui se répandait dans sa bouche.


 -   Tu crois qu'elle est morte ?
 -   Non, non, regarde, elle bouge !
 -   Qu'est-ce qu'elle va prendre, son vélo est foutu !


C'est en clopinant qu'elle regagna la maison.

À sa mine défaite, sa mère devina qu'elle lui avait encore désobéi. Elle s'enroua tant elle cria. Constatant de vilaines blessures, elle l'attrapa vivement par la main, et l'emmena dare-dare chez le médecin: ma fille est devenue folle, elle se prend pour un garçon, des voisins l'ont vue fumer, on ne sait plus quoi faire.

*


Privée de sorties pour une semaine au moins, elle s'enferma dans sa chambre, retourna cent fois l’adagio d'Albinoni sur l'électrophone, pleura beaucoup, et relut "Claudine à l'école".


Colette