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Le scribe.



À l’ombre des grands papyrus, le Scribe, depuis l’aube, taillait et retaillait son stylet de pierre. Il gravait, en creusant l’argile, des signes extrêmement codifiés. Il élançait le cou des ibis, faisait courir des poussins de caille, asseyait fiers des chats abyssins, traçait sinueuse la reptation du cobra, tournait de nonante degrés la tête de la chouette à plumes tigrées. -


Sans état d'âme, froid comme le sang de l'aspic, il relatait en secret la chronique d'une mort annoncée. Appliqué, très incliné, il signifiait ses pensées qu'il croyait les plus hautes, livrant ainsi au Temps, l'implacable cruauté des vivants.


Quand Rê, à peu près entièrement s’immergea dans le fleuve, le gouvernant se mit debout. Il vérifia la blancheur de son pagne, rassembla les ostraca, suspendit à l'épaule par une corde ses tablettes, et regagna d’un pas lent le temple et ses dépendances. 
A la lueur des flambeaux, il devina au loin les embaumeurs et les pleureuses. 
Il sut ainsi que son rival, qui mettait à mal son statut, serait bientôt excérébré. 
On introduirait dans sa narine gauche, un crochet de fer, son cerveau serait réduit en bouillie, puis aspiré. Curieusement, c’est cela qui lui importait le plus: que le jeune dignitaire s’en retournât au Cosmos, privé de ses méninges, car il avait en lui l’intuition profonde, que le cœur  rituellement laissé en sa place, n’était en aucun cas le siège des sentiments, encore moins celui de l’intelligence.


* La vipère avait inoculé son venin comme prévu. 
  Son fils aîné n’était plus.


Le Grand Scribe resterait donc assis en ce Monde, il garderait, vigilant, sa place de Grand Administrateur. 
Assuré de son pouvoir, il en fit assassiner d'autres - un fils encore, son épouse, et ses suivantes


Un soir, il disparut. 


Il fut retrouvé à la lune montante, en aval de la rive, à l’endroit même où il se justifiait longuement de ses actes. Il était nu, son crâne avait été évidé, ses doigts tranchés, son cœur arraché. Une tresse de lin, encore humide, profondément, lui enserrait le cou.


Guido Mocafico







À Marie.



C'était un 29 février.
Elle ne sait plus de quelle année.
L’Univers tout entier s’est comme retourné.
Son esprit s'est absenté.


* Que faisait donc cette enfant, son unique engendrée, à subitement se détacher ? Les mots étaient lentement prononcés. Ils se voulaient au fur et à mesure, tranchants et cruels comme la pierre. Chacun, pensé, détaché, articulé de loin, la giflait si justement qu'elle en perdait l'équilibre. 

Quand elle réintégra son corps, la nuit était si noire qu'elle cherchait du pied le sol qui se dérobait.

  *  Doucement, dérouler les rideaux de bambou,
      et laisser, seule, la lueur du bassin aux nénuphars éclairer la pièce.
      Ne pas se dédoubler.
      Ne pas basculer de l’autre côté.
      Ne pas regarder l’arum blanc se dissoudre dans l'eau du vase.

S'aliéner l’espace tronqué, l’étroitesse imposée, l’horizon occulté, la pensée arrêtée. Renvoyer les revenants revenus, ordonner aux vents stridents de s'en retourner aux  dunes arides, exiler le souffle puissant des voix qui se lamentent.

Le grand cri dévasté s'éloignera au fil des années, mais le désordre enraciné ne lui fera pas déposer, au temple d'Angkor Vat, toute l'ombre portée et la brûlure du passé.




Yogi




* L'appel que lance le cri, une fois qu'il est devenu chant, n'est plus adressé à personne.*
Pascal Quignard


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