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Ghost


Le chagrin refaisait surface, quoi qu’elle fasse. 
Elle le sentait, tout au bord.
Elle restait immobile, tout à la pointe de l’île,
se gelait de partout, osait à peine cligner des yeux.
Elle sentait sa présence, et le dégoût lui venait en bouche de celui de la boue.
Il la frôlait, se retournait, la regardait bien en face.

Paul Delvaux
Je suis là, ce n’est pas terminé. Tu pourras toujours marcher, tomber, te relever, t'immerger là où les vagues déferlent au plus fort, te laisser emporter, sombrer, t’abîmer aux coraux urticants, émerger à moitié asphyxiée, te ramasser épuisée sur la plage dévastée, rien n’y fera. Je vais te hanter, te mettre à genoux. Tu auras beau en faire le tour, te rêver en te déshabillant dans des divans défoncés, boire toute la lie, rire, te maudire, rire encore, essayer de toutes tes forces, 
je serai là debout, derrière tes paupières, à te noyer pour toujours.


***
  


Fahrenheit


Le très haut tilleul exhalait, cette nuit-là, son odeur annuelle de floraison. 
Entêtante, douceâtre et parfaitement écœurante. 
Pas une de ses ramures ne frémissait.

Le souffle n’était plus que le sien, court et suffoquant. 
Tout son corps appelait à une brise de mer, venue du Nord, continue et rafraîchissante, qui l'aiderait à vivre mieux, encore un peu.

Lorsque la canicule plombait l'air, et qu'elle appelait ses vieux parents, les mêmes inquiétudes revenaient : vous avez branché les ventilateurs ? Vous pensez à boire de l'eau régulièrement ? Soyez prudents, quand vous enjambez la baignoire ...
C'est compliqué, répondaient-ils. 
Tu viens quand ? 

Elle se demanda, par cette nuit sans personne, maintenant qu'ils étaient morts depuis longtemps, si son corps défaillant et finissant, qui était devenu comme les leurs, finirait par déranger, dès lors qu'il serait inerte, grotesque et pourrissant, l'énigmatique asiatique qui habitait l'appartement d'en face.



***


De ce rêve.


Rien n’allait dans ce rêve
Ni les squales qui se noyaient, ni les marguerites rouges qui volaient en éclats
Elle se sentait compulsivement vide et décharnée
Rafael Robles
Des chats grands et tigrés se frottaient à ses jambes, et dès qu’elle posait sur eux une main caressante, ils se dérobaient pour se transformer aussitôt en chiens qui eux-mêmes devenaient des bébés dont elle accouchait sans difficulté 
Elle inventait des airs joyeux sur lesquels des êtres jeunes et flamboyants dansaient en tournant dans de grandes jupes à plis
Son père n’était pas son père, sa mère était une autre
Des tas d’abeilles vrombissantes convergeaient vers une grotte profonde et moussue
Pourquoi diable déambulait-elle presque nue dans des ruelles où elle s’égarait sans fin ?


* De ces petites notes griffonnées, au réveil




De vieillir.


Elle furetait, ne trouvait pas dans le tas de feuilles volantes et les carnets entamés, les mots qui lui manquaient pour aboutir sa pensée.
Seigneur, pensait-elle, quel foutoir ! Il serait temps de passer tout cela à la déchiqueteuse. L’idée d'en louer une l’occupa quelques minutes, puis la replongea dans une grande confusion.
Elle déboucha un vin clair de petite qualité, qui à coup sûr, avant qu’il ne soit bu entièrement, lui vrillerait les tempes avant l’aube.
Elle se maudissait de ses addictions, se culpabilisait de n’être jamais tout à fait en des lieux qu’elle savait pourtant quelque part exister.

Ce doute dont elle était infestée depuis l'enfance, disparaîtrait-il dans la mort ?

Elle s’autorisa un autre cigarillo.

Elle se savait par l’esprit entièrement exister, son corps n’étant plus qu’un vague souvenir dynamique et joyeux.
Se faire défaut, est la pire des cruautés.

Allumer une bougie ou deux devant un bouddha de pierre aux yeux clos ne la satisfaisait plus. Ce rituel tournait au ridicule.

Elle avait voyagé, un peu, si peu, croyant s’éclairer. Avait fait de bien curieuses rencontres. S’était follement amusée de l’intelligence des plus émerveillés. 
L'essentiel cependant lui avait manqué. 
Lui restait une part d’imaginaire, un peu de sublimation, et un vague espoir de ne pas avoir existé en vain.


Janus Miralles






Djaz

Elle avait beau faire, sourire, s'agiter, danser, tourner en dérision des propos ou des événements, se balancer longuement, s'enrouler dans des écharpes douces. C'était là, tout le temps. Rien, pas même le soin qu'elle mettait à la chasser, ne pouvait empêcher cette vision de s'imposer alors même qu'elle riait aux éclats. Elle l'imaginait froid, raide, le visage cyanosé, la bouche ouverte. 

Des années qu'ils s'étaient rencontrés. 

Il était grave, s'encombrait du poids de ses souvenirs, s'y complaisait, ne tournait qu'autour d'eux. Il était instable, irritable, s'assombrissait souvent. C'était un vrai toqué, un maniaque-ô-dépressif, un boulimique sournois, un morbide, un adepte en demande, un aspirant-gourou, un faux-apôtre, un défroqué, un persécuté, un "se mettre en scène", un semblant d'acteur, un gros ressasseur, un torturé-torturant, un presque pianiste, un manipulateur, un fou !

Bref, elle était fascinée

-  Arrête 

-  C'est compliqué
-  Il te tourmente
-  Je vais laisser l'appartement, aller vivre avec lui
-  Tu es folle ! Regarde-toi ! Imagine qu'il se lasse, où irais-tu ? Car il se lassera, tu le sais bien. Il est imprévisible, épouvantablement toxique

-  Il faut que je sache
-  Je t'en prie, ne le laisse pas détruire ce qu'il y a de si clair dans tes yeux.

***