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Nicolas.



Tôt, un peu hilare, il déboulait les escaliers du bar, s'appropriait d'un coup tout l'espace, ôtait sa casquette à l'anglaise, et déposait sur un tabouret, son grand sac en cuir épais. 
-  Ah, petite, tu es là ! Je suis content !
-  Nicolas, ça fait des jours, on s'inquiétait...
-  Il ne fallait pas, il ne fallait pas. Regarde, nous sommes là maintenant.              En disant cela, il désignait Jules, le sauvé de la SPA, le presque Yorkshire, le toiletté parfois, qui se trémoussait comme un fou au bout d'une fine laisse rouge, et jetait tout autour de lui des espèces de regards à faire craquer la banquise d'Est en Ouest.


Nicolas avait cela de particulier qu'il aimait cycliquement, sans prévenir, durant une semaine au moins, passer du temps à lire sans relâche. Après s'être rendu à la Librairie de Rome, il confiait Jules à Marguerite, et suivant un rituel bien précis, s'enfermait dans un placard du couloir de son appartement rue Blanche. 
Il pliait sa grande silhouette, disposait sa lecture par ordre de préférence, étalait une couverture, s'en couvrait d'une autre, vérifiait sa lampe torche, et après avoir fait coulisser le grand panneau de bois laqué, prenait place dans l'obscurité, pour se plonger tout entier dans les mots.

-  Ah, petite ! "l'Amour au Temps du Choléra"! Il faut que tu le lises ! Promets !

Ce grand type, un peu gauche, était d'une exquise drôlerie, et bien qu'il but à outrance, du gin ou d'autres alcools forts, il restait étonnamment à l’abri de la grossièreté et des glissades. Il tournait bien des choses en dérision, à commencer par lui-même, qui vivait dans l'instant, sans trop se préoccuper de l'accident qui l'avait, à l'âge de vingt ans, rendu gravement et à jamais dépendant de l'insuline. 
Il passait des heures, assis, à deviser sur ses voyages. Avec lui, derrière ou devant le comptoir, je traînais mes bottines. Il racontait l'Afrique, ses rapatriements sanitaires, la lumière du Brésil, le café fort, la brûlure du rhum, l'esprit du vaudou, la cambrure des cariocas, la cruauté du sang sur la peau noire des femmes, la pâleur des fleurs emportées par la mer.

* Yémanja, emmène-les au large, mes roses, de cela dépendra mon bonheur.

Il avait, à l'insistance de son entourage, exposé des dessins inspirés de ses rencontres. Des portraits, pour la plupart têtes et bustes courts, qu'il coloriait à l'écoline d'une manière résolument naïve. Il les commentait presque tous de petits textes burlesques tracés à la plume et toujours à la suite d'un astérisque un peu démesuré. (encre de Chine uniquement)
A son grand étonnement, il avait tout vendu.


*  Regarde, regarde-le, ce petit, il sourit ! Tu as vu ? Jules se marre ! 
Oh, mon petit, mon si petit ! 
Soulevé d'une seule main, Jules atterrissait sur le bar et frétillant d'impatience attendait que son ami déclare à la cantonade et d'une voix de stentor: on va prendre une assiette de Cheddar, avec du sel de céleri ! Jules adore ! Si, si...

Il trimbalait une certaine élégance, Nicolas. 
Sa particule, peut-être.

               A Taïwan, il succomba aux charmes d'une chanteuse. Il se jura de ne plus la quitter. Pour cela, il dépensa une fortune, se démena comme un beau diable, mit à contribution ses relations les plus influentes, fit plusieurs aller-retours, l'épousa au consulat, obtint finalement de la ramener en Europe, où il l'épousa une seconde fois. 
Je me souviens du jour où il me la présenta. Il était droit, grand, fier, ému, absolument ébloui, et il disait en me regardant intensément : c'est elle, tu sais, c'est elle, mon petit lapin jaune...
***  
Nicolas était un astérisque singulier, tremblé, asymétrique, dessiné par lui, un peu hors norme, suspendu, déluré, délirant, souriant, excentrique, excentré, charmant, improbable, généreux, sans haine, tenace, absent, absent, 
si absent. * 




GALIENNI
- les amants insomniaques -
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