Pages

RDV (3)



Il l'appela en début de soirée.
Une heure plus tard, il se garait au bas de l’immeuble. 
Elle dégringola les escaliers.
J’ai réservé, dit-il, en ôtant ses lunettes.

*  Elle n'en revenait pas, au restaurant, il parlait thaïlandais avec l'homme qui prenait la commande.

Ils se trouvèrent en commun le goût de la nourriture épicée et celui fruité du Sancerre rouge. Il n'y eut pas de questions intrusives, pas d'allusions sournoises à connotation sexuelle, pas de remise en question d'un passé respectif auquel, quoi que vous fassiez, on ne peut rien changer. 
Ils parlèrent d'actualité, d'humanité, de synchronicités, de musique, de Karl Lagerfeld. (Et bien oui, pourquoi pas ? Savez-vous qu'il troque, dans ses nombreuses demeures, le pantalon étroit de Slimane contre de longues jupes écossaises, des kilts revisités qui lui arrivent à la cheville, et qui lui vont d'une incroyable manière ? Qu'il est doté d'une mémoire surprenante ? Qu'il est féru d'architecture et de photographie ? Et grand collectionneur d'Art aussi ?)

Rien ne fut abordé qui aurait pu crisper, mettre sur la défensive, apitoyer, ou interrompre. Il finit par l’entraîner dans un endroit qu’elle avait beaucoup fréquenté.

* Michel Chevrier écrit dans 'Un bleu éblouissant', qu'il n'y a pas de hasard, qu' il n'y a que ce qui doit arriver et qui, à cause de nous, arrive ou n'arrive pas.

La vodka était poivrée, juste glacée.
Le violoniste joua "la liste de Schindler". 
2x

Tard, dans la nuit, elle découvrit un appartement au mobilier asiatique, des rideaux légers remués par des ventilateurs, des panneaux de bois coulissants, des tapis indiens suspendus, et contre toute attente, dès la porte d'entrée refermée, une voix de contre-ténor japonais s'éleva dans chaque pièce.

Pas très grand, massif, la tête rasée, une barbe blanche taillée de près, un côté soigné/baroudeur/écharpe de coton égyptien en toutes circonstances, il se révéla être un journaliste aguerri, un exilé de partout, un homme attentif, un vigilant, un regardant, un passionné passionnant. 

Il s'était posé là dans l'espoir de s'ancrer. 
Il n'y parvenait pas. 
Hanté par la voix perdue des hommes, is'en retournait marcher dans les déserts de pierres et de sable, là où la vie ne dépend que du regard échangé.



Bouddha dormant




Echo.



Dans le train, un homme d'à peine trente ans lit le coran.
Il apprend par cœur six mille deux cents trente-six versets (6.236), que contiennent cent quatorze sourates. (114)
Il récite. Ses lèvres remuent. Nulle part son regard n'est posé.  
Il occupe son esprit, s’auto convainc, se persuade, se sidère, s’auto fascine, s’hallucine, s’hypnotise, s'anesthésie, s'absente, s’extrait, en converti à jamais convaincu, de toute réalité.
*
Lui revient en mémoire un reportage tourné en Afrique Noire. 
Elle y avait découvert avec stupeur les méthodes utilisées dans les écoles coraniques. Elle revoit l'épuisement des enfants, contraints par les chefs religieux, à mendier, dès l'aube annoncée, et sont, au bâton, impitoyablement frappés au corps ou au visage, dès lors qu'ils se trompent ou que le sommeil les terrasse.
*
L’homme emporté par son balancement intérieur laisse par à coups échapper de sa barbe des mots dont elle reçoit avec irritation l’obsédante litanie.

Alors, elle remue, toussote un peu, attire son attention.

Tu gênes, baisse le ton. 
Ici, tu déranges.

Il stoppe net ses incantations, referme encore hébété le livre qu'il range dans son vêtement, et puis, avec l'air de quelqu'un que rien ne dérange, il se perd, au travers de la vitre, dans une contemplation autrement étrange: celle de quelques moutons qui attendent, serrés et bêlants, dans un pré flamand, l’heure d’être bientôt mis à l’abri, pour la nuit.



Un fou a jeté une pierre dans un puits;
mille sages n'ont pu la retirer.
...





L'arriviste



D'évidence, toute sa personne tendait à être sympathique. 
Il saluait l'un, embrassait l'autre, et y allait, à qui lui prêtait l'oreille, d'un commentaire qu'il voulait résolument spirituel.
Il lui arrivait même de s'esclaffer, découvrant ainsi intentionnellement des dents bien trop blanches. 
S'il prenait soin de ne pas toucher à l'alcool, il ne pouvait s'empêcher d'une goinfrerie sans pareil: sur les plateaux que les serveurs présentaient, il raflait et engloutissait, en faisant des mines, tout ce qui lui paraissait d'excellent.

Rien ne l'intéressait plus que la société dans laquelle il n'était pas né. 

Un ego outrancier associé à une sérieuse mégalomanie, (qu'il croyait par ailleurs avoir calmée lors de séances de psychanalyse fort onéreuses) l'obligeait à une vigilance de tous les instants.
Sa jalousie maladive décuplait une cupidité sans limite. C'est ainsi qu'il parvint au cours des années, à s'accaparer des autres, leurs biens, et leurs idées.

Amoral donc, et immoral, opportuniste et osant tout, l'idée me vint qu'il avait, peut-être, avec la complicité d'autres personnes, assassiné, ou fait assassiner.



Guido Mocafico