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PIERRE

L’ombre du tilleul nettement découpée, portée en plein après-midi sur les volets qu’il fallait repeindre, tu t’en souviens ?
Du vent tiède et soutenu qui couchait les graminées blondes du pré d'à coté ?
Du vin peu charpenté dont on a
busait les après-midi de beau temps ? 
Dieu, que c’était bien ! 
Et Sami qui riait tant qu’il en était tombé de sa chaise ? 
Et Mado, volubile et nerveuse, au dessert, qui se gavait de myrtilles, et se tâchait les doigts et la bouche ?

* Beau, il était beau, de n’importe quelle manière qu’il se tenait.

Toi aussi tu le regardais.  
On le regardait tous. 
Tu le trouvais maigre oui, un peu. 

Tu te souviens de cette façon qu'il avait à délicieusement se moquer de tout ? 
Il était fantasque, exubérant parfois, mais il restait élégant, même quand il vacillait un peu. On s'étonnait à le voir déambuler, l'air de rien, à se mettre à danser quand la musique lui plaisait, à embrasser le chien qui le suivait partout, à renverser son verre, de s’en excuser, et à le remplir à nouveau. 

Tu te souviens de ce sourire qui nous désarmait quand la lumière déclinait et que tout devenait orangé et doux ? 

Tu te souviens de Pierre ?






 

ALAIN/le livre


LE LIVRE

Acheté à bas prix, quelque mois plutôt avec d’autres, elle l’avait extirpé de la pile. 
Vieillot, décoloré, un peu bruni, un peu sali, un livre au toucher épais, particulier, qu'elle tenait un peu à distance pour mieux le considérer, le retourner, le détailler, avant de finalement en renifler la couverture.

Elle nota :
petit format 
12 cm de large
18,8 de longueur
épaisseur : moins de 2 cm.

   -  1949
   -  cinquième édition
   -  Gallimard 

Les pages n’étant pas toutes séparées, sauf celles du premier entretien, elle se saisit du vieux coupe papier de son père.
Elle retrouva avec émotion la douceur familière du manche en corne noire.

Dans le silence des trois heures après minuit, le bruit lui revenait familier de la lame en acier qui découpe.
Son attention ne fut plus que dans l’application au geste. 

*  ne pas déchirer
    ne pas cranter

Un livre, une œuvre presque vierge de toute lecture, qui devenait rien qu'à soi.

Elle pensa : rien n’est anodin, tout vous rappelle.

***





2020



Elle se préférait désincarnée, ailleurs, errante, sale, hirsute.
Seule la musique et l'oiseau haut perché la mettaient encore dans un état de grande écoute.
Le reste n’avait plus d’intérêt.

Les rais de lumière au plafond lui déclinaient la journée, et quand bien même les arbres, ici en Europe, tout au début de l'été, s’exubéraient de vert, garder les tentures fermées lui évitait d’être éblouie d’une autre saison.

Là-bas, dans l’île, tôt, tout l’amenait à respirer le Temps. Le chat venait se câliner à la peau nue de ses chevilles, et le chien manifestait tout le plaisir qu’il avait à la voir debout, à s’ouvrir au fracas des grandes déferlantes.

Elle essayait, s'impatientait, creusait, s’introspectait avec minutie, abordait  toute la part sombre, considérait sa pauvre folie.

Elle s’obsédait, se lamentait, et plus elle le faisait, plus elle percevait tout le grondement brûlant, et le Souffle.

Le chagrin qui la hantait et le dégoût d’à peu près tout lui faisait avaler des produits de toutes sortes. 

Dans un lieu dit, en Normandie, la lumière peut être parfaite, anthracite, et le vent fort, étincelant.

*  Qui fait cela que les grandes fougères se reproduisent ? 


***


Ghost


Le chagrin refaisait surface, quoi qu’elle fasse. 
Elle le sentait, tout au bord.
Elle restait immobile, tout à la pointe de l’île,
se gelait de partout, osait à peine cligner des yeux.
Elle sentait sa présence, et le dégoût lui venait en bouche de celui de la boue.
Il la frôlait, se retournait, la regardait bien en face.

Paul Delvaux
Je suis là, ce n’est pas terminé. Tu pourras toujours marcher, tomber, te relever, t'immerger là où les vagues déferlent au plus fort, te laisser emporter, sombrer, t’abîmer aux coraux urticants, émerger à moitié asphyxiée, te ramasser épuisée sur la plage dévastée, rien n’y fera. Je vais te hanter, te mettre à genoux. Tu auras beau en faire le tour, te rêver en te déshabillant dans des divans défoncés, boire toute la lie, rire, te maudire, rire encore, essayer de toutes tes forces, 
je serai là, toujours, debout derrière tes paupières, pour te noyer à chaque fois.


***
  


Fahrenheit


Le très haut tilleul exhalait, cette nuit-là, son odeur annuelle de floraison. 
Entêtante, douceâtre et parfaitement écœurante. 
Pas une de ses ramures ne frémissait.

Le souffle n’était plus que le sien, court et suffoquant. 
Tout son corps appelait à une brise de mer, venue du Nord, continue et rafraîchissante, qui l'aiderait à vivre mieux, encore un peu.

Lorsque la canicule plombait l'air, et qu'elle appelait ses vieux parents, les mêmes inquiétudes revenaient : vous avez branché les ventilateurs ? Vous pensez à boire de l'eau régulièrement ? Soyez prudents, quand vous enjambez la baignoire ...
C'est compliqué, répondaient-ils. 
Tu viens quand ? 

Elle se demanda, par cette nuit sans personne, maintenant qu'ils étaient morts depuis longtemps, si son corps défaillant et finissant, qui était devenu comme les leurs, finirait par déranger, dès lors qu'il serait inerte, grotesque et pourrissant, l'énigmatique asiatique qui habitait l'appartement d'en face.



***


De ce rêve.


Rien n’allait dans ce rêve
Ni les squales qui se noyaient, ni les marguerites rouges qui volaient en éclats
Elle se sentait compulsivement vide et décharnée
Rafael Robles
Des chats grands et tigrés se frottaient à ses jambes, et dès qu’elle posait sur eux une main caressante, ils se dérobaient pour se transformer aussitôt en chiens qui eux-mêmes devenaient des bébés dont elle accouchait sans difficulté 
Elle inventait des airs joyeux sur lesquels des êtres jeunes et flamboyants dansaient en tournant dans de grandes jupes à plis
Son père n’était pas son père, sa mère était une autre
Des tas d’abeilles vrombissantes convergeaient vers une grotte profonde et moussue
Pourquoi diable déambulait-elle presque nue dans des ruelles où elle s’égarait sans fin ?


* De ces petites notes griffonnées, au réveil




De vieillir.


Elle furetait, ne trouvait pas dans le tas de feuilles volantes et les carnets entamés, les mots qui lui manquaient pour aboutir sa pensée.
Seigneur, pensait-elle, quel foutoir ! Il serait temps de passer tout cela à la déchiqueteuse. L’idée d'en louer une l’occupa quelques minutes, puis la replongea dans une grande confusion.
Elle déboucha un vin clair de petite qualité, qui à coup sûr, avant qu’il ne soit bu entièrement, lui vrillerait les tempes avant l’aube.
Elle se maudissait de ses addictions, se culpabilisait de n’être jamais tout à fait en des lieux qu’elle savait pourtant quelque part exister.

Ce doute dont elle était infestée depuis l'enfance, disparaîtrait-il dans la mort ?

Elle s’autorisa un autre cigarillo.

Elle se savait par l’esprit entièrement exister, son corps n’étant plus qu’un vague souvenir dynamique et joyeux.
Se faire défaut, est la pire des cruautés.

Allumer une bougie ou deux devant un bouddha de pierre aux yeux clos ne la satisfaisait plus. Ce rituel tournait au ridicule.

Elle avait voyagé, un peu, si peu, croyant s’éclairer. Avait fait de bien curieuses rencontres. S’était follement amusée de l’intelligence des plus émerveillés. 
L'essentiel cependant lui avait manqué. 
Lui restait une part d’imaginaire, un peu de sublimation, et un vague espoir de ne pas avoir existé en vain.


Janus Miralles