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Mousson.

Des heures qu’il pleuvait. Des jours et des jours. Du temps qui n'en finissait pas. Les crabes, corps et âme, se noyaient dans la boue de leur trou.
Tout suffoquait.
Les fleuves charriaient du bois en décomposition qui allait par gros bouillons s'entasser en aval du delta.
Tout s’empuantissait.

Dans la touffeur écrasante, elle rêvait d’une terre fraîche, et de ce vent soutenu venu de l’Est qui agitait les vieux peupliers de la rive, dans ce pays qu'elle pensait à ce point ennuyeux qu’elle l’avait déserté.


*
-  Partons mon Pierre, voyageons

Pierre, vautré sur le vieux cuir du divan qu'il appelait volontiers "Sigmund", pour faire rire les amis de passage, fumait des joints longs comme la main et grimaçait des sourires un peu idiots quand, pour la ixième fois, il se brûlait le bout des doigts.

Le chat dormait au moins depuis la veille. Il baillait large en s'étirant. Elle le trouvait un peu amaigri depuis la pluie, et s'étonnait du petit son avorté qu'il émettait à chaque fois qu'il se recouchait sur la natte qu'il imaginait, depuis deux mois qu'il s'était invité, n’avoir été tressée que pour lui.
Les ventilateurs soulevaient le tulle fatigué des moustiquaires jaunies. 

  Bill Evans passait en boucle
 "Peace piece"
  again & again

Tout insupportait, à la fin.

*  Je mangerais bien des cerises, pensa-t-elle, de celles-là dont je me faisais des 
pendants d’oreilles pour faire sourire grand-père.

 -  Tu te souviens, Pierre, des bigarreaux charnus du jardin ? Des oisillons  tombés du nid qu'on sauvait de la gueule du chien ? De la merlette en colère qui lui piquait le museau ? De la glycine violette qui courait tout le long de  l'arcade rouillée ? Du petit voisin qui chantait à tue-tête pour se faire remarquer ? De l'odeur des rosiers fanés ? Des orties urticantes ? Des petits sablés à peine sucrés qu'on trempait dans le vin de Bordeaux, l'après-midi, quand on revenait tout égratignés de nos escapades ? De la belle salamandre au ventre orangé ? Du triton découvert dans la cave, sur le tas de pommes de terre qui commençaient à germer ? Du garde-manger grillagé ? De nos shorts déchirés par les clôtures des prairies ? Des fous rires à la messe du dimanche ? Du papier qui s'enflamme au travers de la loupe de grand-mère ? De cet ennui que nous partagions souvent, assis et silencieux ? Des battements bleus à nos poignets ? De notre sang mêlé pour se jurer fidélité ?

-  C'est long et lent, et lent et long, ici, sous le plomb du ciel
   Combien de temps à rester là, alanguis et désœuvrés ?
   Les fruits pourrissent

-  Laisse la pluie submerger les rizières, alourdir les manguiers, serrer les bambous, reverdir la palmeraie de l'hôtel d'à côté. Tu sais bien, quand la mousson revient, l'air n'est plus le même. Il nous pèse à chaque fois, nous décale, nous éloigne, nous rend nostalgiques.

-  Tu fumes trop, tu nous oublies.
-  Fumer me suspend là où je suis avec toi. Tu n'écris plus ?
-  D'autres le font mieux que moi. Et puis, Marie me manque. Son rire. Ses beaux yeux clairs. Sa détermination.
-  Elle reviendra.
-  Je ne crois pas.


-  Pierre, je ne veux pas que tu meures
-  Il faudra bien pourtant 
-  Après moi alors, tu mourras après moi.



Gao Xingjian
***