Pages

L'après 13 et tout le bataclan.


D’air, c’est de cela qu’elle manquait.
De ce souffle léger qui la traversait parfois lorsqu’elle touchait à l’invisible.

L’homme qu’elle connaissait le mieux s'absentait.
Son regard surtout. 
Il se souvenait d’un moment qui le ramenait à l’enfance.
C’était l’été, du jardin assoiffé montait une odeur de cerises éclatées.

Le vide ne se mesure pas, 
ni l’horrifiante rumeur du monde.

L’homme sale et dévasté, allongé à l’entrée du métro, le sait-il ?
Et celui-la, résigné et maigre, à Manille, se crispe-t-il encore devant les suaires pourrissants qu'il fait glisser hors des caveaux étroits ?

Un grand cri lui déchira le ventre.
Trahison, hurla-t-elle ! Trahison ! L’Histoire se moque !

À terre, un genou broyé, la poitrine défoncée, l'ami de tous temps tendait une dernière fois son cou veiné vers les étoiles.


Marilyn Kalish

***


War/flash/Japan.


Cela faisait des jours qu'il s'éreintait à retirer des gravats fumants toute l'horreur des combats.

 *  Tant de beauté pourtant avait pénétré ses yeux.

Il glissa, et tomba lourdement sur la terre dévastée.
Il jura tous ses démons que ce serait sa dernière mission.

Il se promit qu’une fois revenu au village, il ne raconterait rien des atrocités. Il tairait le cri des oiseaux épouvantés, et la pâleur des errants.

Il retournerait s'asseoir dans l’atelier du potier, et s'imprégnerait de l’odeur pénétrante de la glaise humide.

Son masque le gênait. Il peinait à respirer.
La nausée finit par le submerger. 

Il arracha l'embout du tuyau qui l'oxygénait, souleva sa visière d'un geste brusque, et à l'instant même où il le fit, la bombe à fragmentation éclata.

Le souffle incandescent le cueillit.
Il s’embrasa. 
A peine s’il suffoqua.

Il disparut.

 *  Au Sud, à Onjuku, Natsuko, éclaboussée d'écume, ramenait en riant deux  paniers pleins d’ormeaux.


***
  



ÉTÉ .


Depuis l’aube, des mots épineux lui sortaient de la bouche, et ce n’était plus l’eau du torrent qui l’emportait, mais le vin glacé qu’elle débouchait avec nervosité. Elle le buvait assise, debout, allongée, lasse, épuisée, renversée à terre, dépassée, débordée ; des lianes millénaires s’entrelaçaient à la pierre, se tuant l’une et l’autre. 
Le soleil au zénith liquéfiait la plateforme.

Elle entendait :

-   ce qu’on te reproche est ce qui te fait, unique.
-   laisse le feu sacré te brûler, il est ta part d’éternité.

Elle implorait les vents forts venus des mers de se lever sur la ville.

Elle disait :

-   qu'ai-je fait de ma compassion ? 
-   le bouddha excavé de Bâmiyân me la rendra-t-il ?

Elle demandait:

-   l'homme tatoué de haine s'accomplit-il au combat ?



***

Bleue.


Elle reprit conscience.
La lumière se mettait à bleuir le grand saule qui surplombe l’étang.
Elle pensa : dès l’après-midi, il plonge la moitié du jardin dans l’obscurité.
Il faudrait peut-être l’élaguer.

Dieu, que le vent est doux.

Un sang épais poissait sa bouche. Elle tenta de se relever. Une douleur fulgurante l’en empêcha : son poignet gauche n’était plus dans l’axe.

 *  Dans l’île, les nuits blanches de pleine lune rendaient la chienne plus vigilante. Les pupilles du chat se rétractaient. Tout changeait.
On regardait autrement. On était sidérés par les ombres naissantes. 

 *  Pierre ne rentrera pas avant l'aube. Il me croira sortie.
    Pierre est l'être que j'aime le plus au monde.

   Il prendra soin du grand saule et effacera le sang qui poisse ma bouche.


   Qui fait cela, qu’on meure ?

***



Liquide.



Elle buvait tout le torrent qui l’emportait,
et les morts semblaient vivre encore tant leurs membres s’agitaient en vain dans les remous

Elle enflait comme un poisson lune


 *  Quand la lumière est au zénith, les femmes ont une connaissance innée de ce que sont les hommes; c'est ce que pensait le vieux scarabée en traçant sur le sable brûlant d' infimes sillons que laissaient ses petites pattes crochues

Les déesses inventées, adorées, adorables, laissaient deviner à l'ourlet plâtré de leurs bouches des prophéties de tragédies


L'eau trouble redevenait verte, comme celle des étangs

Et la fraîcheur de la pierre, 
surprenait.


***


La vague, encore.


Le vent est arrivé par le Sud, brutal, renversant les grands papyrus.
La femme en sarong blanc s’est mise à hurler des mots que je n’ai pas entendus tant le bruit était , déjà.
La lune était grande, on y voyait toutes les ombres naissantes.
Et j’ai vu clairement, avant qu’elles ne m’empoignent, leurs beaux yeux vides rivés aux miens.

Et puis, plus rien.
Que l’engloutissement.
J’ai pensé : c’est fou.

*  Où est le chat ?

Et pendant que le verre éclaté des grandes baies me déchirait la joue droite, et m’énucléait,  j’ai senti la tôle du hangar à bateaux pénétrer ma poitrine; l’eau s’est engouffrée dans mes poumons, et mon corps s’est disloqué.
Mes os et mes dents se sont séparés.

Après des milliards de temps passés, mes spores enfin asexuées, transportées par les vents atténués, se fixèrent en une tourbe fertile. 
Je devins gigantesque, parfaitement découpée, d'un vert absolu, très foncé; une sorte de fougère assoiffée qui se fossilisa à l'instant même où la météorite annoncée s’incrusta profondément aux pôles.




Radio.


L’océan n’a rien à voir dans une cuisine étroite
Une robe à pois soulevée par le vent léger venu du large, non plus
Encore moins son profil délicat penché sur un ouvrage à broder

Et pourtant, des ondes, tout déboulait dans ce lieu improbable où elle se tenait appuyée, passablement désœuvrée

Guillaume Gallienne lisait Flaubert

Et tout arrivait par sa seule voix 
Tout affluait
La pièce s’élargissait, les murs s’écartaient

* Je pourrais mourir là, pensa-t-elle, dans l’obscurité de cet endroit, une clope au bout des doigts

***



Les pas d'avant.


 A 430 m d'altitude et à 260 km de Delhi, dans une cuvette protégée par la chaîne des Ârâvalli, un homme enfonçait son poing dans l’argile humide.
Il tournait l’urne qui recevrait ses cendres.
Sa conscience était intacte.
Il savait la trace, le feu, le sable, la poussière.

Il portait en  lui l’éblouissement du volcan, la dureté de la pierre et l’odeur étourdissante de la vague qui se fracasse. 

marcher, mettre ses pas dans ceux-là d'avant, l'amenait au bord de ce qu'elle avait entrevu dès lors que les lunes grandes et pleines et blanches soulevaient d'une incroyable manière des marées gigantesques.


***




Wave.


Le secret était là tout entier, humide et sanglant
Il était au souffle du naissant

Ainsi était le songe bien gardé par la nuit

Accroupi, l’homme hirsute guettait sa tribu
Le temps ne le débordait pas

Il frappait la pierre, émettait en cadence des sons graves, et traçait sur le sable l’intuition que la vague venue des grandes marées l’anéantirait

Quelques millénaires plus tard, la femme qui fouillait l'étang infesté de moustiques, trouva le caillou gris, qu’elle déposa, silencieuse, sur la tombe des ombres englouties.



***





David B.


Dehors, il y avait le bruit, l'odeur, la gesticulation, l'exode

Elle enjamba le rebord de la baignoire, et lentement s'immergea

-   glisser le savon d’Alep dans le loofah

*    Wild is the wind

Assise, elle se frottait le cou, la nuque, les épaules, le haut du dos, les seins

*    Let me fly away with you 

Debout, le ventre, la taille, les hanches, l'intérieur des cuisses, les genoux, les mollets, les chevilles

Nue, elle gommait les jours étriqués, les nuits cernées 
L’effort était dense, la crispation intérieure intense

*    Wild is the wind

Dehors, il y avait le bruit, 
l'odeur, 
la gesticulation, 
l'exode.


***


Charlie, et tout le reste.


Quelque chose n’allait pas,  elle s’affaiblissait, sa bouche tirait vers le bas, 
et sa figure dans le miroir, s’effondrait.

Des hommes avertis venaient de se faire dégommer 
D’autres aussi, dans la foulée, dont on parlait moins

   -  Honte sur ceux capables du pire.

Sa vision du monde se floutait

Elle revoyait les grands livres que son père gardait dans l’armoire métallique.
Ceux-là qui montraient, en noir et blanc, à son grand effarement, l’horreur des corps décharnés, nus et empilés, la rumeur des camps, l’odeur pestilentielle.

Les mêmes maigres, plus tard, autrement, en Yougoslavie, et ailleurs

   -  Honte sur ceux qui exterminent


*  Le grand père, rescapé de tout, vieux et sourd, assis, silencieux, se cachait à nouveau le visage, et marmonnait pour lui-même : ce n’est pas fini, on n’en sortira jamais, ils ne savent pas, ils auront beau s’étourdir, anéantir, détruire, reconstruire, les mouches à damier, sans relâche, pondent leurs œufs sur les cadavres pourrissants.

***