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Eux, encore.


-   j’ai eu envie de mourir sur ton épaule, dix fois
-   je sais
-   et eu envie de te tuer, dix fois
-   …
-   c’est petit et étroit ici, tu comprends ?
-   ne te justifie pas

-   les chemins sont boueux et la roche grise
-   il pleut, c’est tout

-   je veux retrouver l’île et l’odeur du petit goyavier. Le clapot du lagon, quand la nuit vient
-   nous irons
-   mais quand, quand ? Je suis vieille maintenant
-   nous irons
-   la terre pourrait s’ouvrir, la mer nous recouvrir
-   je sais
-   on serait engloutis
-   …
-   et quid alors du ponton délavé, du grain qui s’éloigne, du marin qui revient, de l’oursin qui s'étoile ?
-   je ne sais pas      
-   tu ne sais pas, tu n’existes pas
-   ...  

   
*

Peindre, encore.


Il s’enferme, peint grand, et longtemps.

Il se demande : le sens, où est le sens ?
Il dissèque, séquence, s’obsède, s’efforce.
Il s’outrepasse, s’élève.

Il dort peu. 
Il brûle de lui-même, de la folie des autres.

Il s’émacie, s'hallucine, s’amaigrit, fume.

L’apaisement ne vient pas, ou rarement.
Il veut l’excellence.
Il la sait exigeante, debout, impitoyable dans le détail.  

La guerre est une horreur, pense-t-il. 
C'est un ensemble d'événements qui dépasse l’entendement et pourtant se répète.

* no sympathy for the devil 

Il veut comprendre la soumission, l'odeur des corps, l'infâme tatouage.
Il fouille les ténèbres, triture la matière, cherche la trace, découvre ébloui le vertige fulgurant qui le précipite. 
Il sombre, s'enfonce, s'enlise, goûte à la boue, et tout entier s'engloutit.

Il s'enferme, peint grand, et longtemps.



***



Never there.


Pour sa part, dans ce monde, elle était une autre.
Une sorte d’aveuglée qui trébuchait sur tout, tout le temps.
Elle mélangeait les genres, l’âme des autres.

-  tu te fais du mal
-  je sais

Elle était une chose qui avançait seule, un verre à la main en fin d’année et des confettis dans les cheveux.

-  tu es pathétique
-  je sais
-  tu doutes de tout
-  je sais
-  tu trouves des mauvaises raisons en vertu d’autres mauvaises raisons

*  Le temps d’avant lui manquait. L’odeur de l’ananas tranché, le sourire de l’ami, le chat sur le muret.

-  ton regard a changé
-  je sais

Doucement, il ouvre la main. 
Elle y voit deux petites choses métalliques qu'elle identifie aussitôt.

*  Le destin n'avance pas forcément masqué, et à l'instant même où le souhait est émis de la mort, la crainte qu'il se réalise vient.

***


All alone (Venezia).


L’ensemble de ce qu’elle était devenue, et qu'il vit ou crut voir, le pénétra de part en part. Sa rétine ne retenait que la démarche incertaine, le mouchoir serré dans la main osseuse, la peau devenue fine et sèche, le réseau bleu-noir des veines. 
Les rides la transfiguraient.
Le regard s'était enfoncé, loin.
Le squelette tout entier s’était déglingué. 

*  D'où revenait-elle ?

Le jour frileux déposait par endroits sa lumière.

*  Il avait entendu dans son rire des éclats précieux 
   Et deviné dans ses pas l’attente de tout 
   Le cou était gracieux, et les jambes jolies, il se souvient

Et maintenant, 
défaite et maigre, 
et sombre, 
elle l’effrayait de toute son apparence.

Il attendit qu’elle le reconnaisse. Mais rien ne se passa. Elle le croisa comme elle en aurait croisé un autre. De si près cependant qu’il crut sentir sur sa joue, comme un souffle.

La vibration du téléphone le tira de son abattement.

  -  Où es-tu ?
  -  Je viens de croiser ta mère, elle ne m’a pas reconnu
  -  Clara est morte, il y a six ans 
  -  …
  -  Papa ?
  -  ...
  -  Ne pleure pas
  -  Elle était là, je t'assure, elle descendait la ruelle étroite qui mène au ponton



MarioLeko

*