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Désert



Dans l'implacable aridité de l'endroit, le chameau allait l'amble. 
Il humait l'air, sentait l'oasis déposée, plus loin, là-bas, comme un miracle.
Un homme enturbanné le tenait par une longe. 
Des vents brûlants les pénétraient, sculptant des dunes à l'infini.

L'homme marchait. 
Une grande fatigue l'envahissait. 
Par moments, sa vue se brouillait. 
Il titubait au souvenir des nuits glacées, et gardait précise en sa mémoire la brillante Fomalhault, فم الحوت , la magnifique, la très bouleversante constellation du Poisson Austral. 
Il s'égarait dans ses pensées, marmonnait des mots insensés, confondait l'espace et le temps.
Il revoyait sa mère, implorait l'enfant silencieux assis à ses côtés.

La soif le taraudait de boire l'eau du puits.
Il songeait aux dattes sucrées, aux figues mauves, aux femmes voilées qui marchent longues et lentes, de l'argent aux poignets, du henné sur leurs pieds, tatoué.

L'opium, l'absinthe, rien n'était venu à bout du grand vide qui l'habitait.
Alors, lassé de ses dérives, l'envie de s'enfoncer dans le désert lui était venue. 
Il oublierait ainsi son corps déjà maigre et son âme malmenée par les excès de tout.

Debout, encore conscient de sa moelle épinière, il se libérait peu à peu de l'enfer, et l'apaisement tout entier arrivait dans l'épuisement de ses forces.

Au plus fort du Zénith, l'animal tenait haut la tête, la promesse du repos le rendait heureux.
Tranquille, il guidait l'homme vers l'îlot luxuriant.


                                                                               فم الحوت 

La mélancolie de l'huître.

A la table voisine, un homme est assis. 
Sous le costume griffé, son corps et sont âme semblent délabrés. 
Il a le teint glabre. 
Il est étrange et lent.
Il mange des huîtres. 
Méticuleusement penché, il détache de la nacre la dernière 'fine de claire' qui se dérobe un peu.

* Ouverte, salée, absolument  visqueuse et iodée, hier encore elle filtrait la lumière.

Il la gobe.
L’odeur de mer s’engouffre dans ses narines et vient en glissant se fracasser dans sa bouche. Tout entier au plaisir du goût, le regard de l'homme s’embrume, puis se perd dans l’agitation de l’endroit. 
D'un trait il vide son verre de Chablis, repousse avec précaution son assiette et tout en observant les coquilles évidées, il touche du bout de l’index l’algue gluante qui se noie dans la glace. Il se lève ensuite, survole du regard la salle bruyante, dépose dans la soucoupe un billet à peine froissé et sans demander son reste se dirige vers la patère commune. Là, il décroche son manteau, retrouve dans sa manche une écharpe de soie imprimée et tout en s'habillant, saisit son chapeau.

C’est à cet instant, à cet instant précis du geste, que je revis mon père. 

La Quincaillerie

Beaux-Arts/Bruxelles/Grigory Sokolov




"La vie sans musique est tout simplement une erreur, une fatigue, un exil."  (Nietzsche)
  



Grigory Sokolov


Prodigieusement éblouissant !

* Johann Sebastian Bach
    Partita nr. 2 in c | Partita n°2 en do mineur, uit | extr. Clavier-Übung, BWV 826
* Johannes Brahms
    Fantasien, op.116
* Robert Shumann
   Humoreske, in Bes | en si bémol majeur, op. 20



*** Je tiens à remercier la personne qui m'invita en lieu et place de Youri Favorin, son protégé, lui-même invité à se produire à Moscou.







Le bruit de la neige dans la nuit.



Les craquements ouatés de la neige qui se tasse sous les pas, sa brillance dans la nuit, j’en avais presque oublié l'étrangeté.

Me revenaient en mémoire mes rires d'enfant, les glissades, l'implacable froidure, et le pincement de l’onglée, malgré les gants.  


Je ne sais pas pourquoi, j'ai pensé à vous, à notre rencontre. 
Vous étiez là, bizarrement à marcher dans ma tête, à me geler l’âme. Comme si cela ne suffisait pas déjà, mon corps qui se crispait tout entier.
  
Vous souvenez-vous de ce Noël improbable passé chez votre ami ? Nous avions beaucoup ri. Mais peut-être était-ce la veille du jour de l'an ?
Je ne sais plus, avec vous, tout a toujours été si compliqué.


En avez-vous enlacé d'autres, depuis ? 
Les avez-vous embrassé en les respirant fortement au cou ? 
Leur avez-vous menti, aussi ?
Mangez-vous toujours au lit des cacahuètes salées qui vous remplissaient l’estomac avant de vous endormir ? 
Et ce bonnet africain, le portez-vous encore ?

En tout cas, si vos manœuvres étaient préméditées de me blesser autant, sachez vieil emmerdeur que vous y êtes parvenu, et que je garde de notre épisodique et curieuse aventure, une méfiance sans pareille, et un goût de grande amertume, qui ne passe guère. 



***

I'm old fashioned.





En proie au cauchemar, elle ouvrit brutalement les paupières. 
Elle rejeta loin d'elle la moiteur du drap et ne vit plus au plafond que les traits de lumière filtrés par les rideaux mal tirés.


Pourquoi ne parvenait-elle plus à respirer sous l'eau ?   Pourquoi ne volait-elle plus comme avant ? 
Où donc étaient passées les lévitations enivrantes, et cette inoubliable noyade au large de nulle part ?

L'insomnie à nouveau lui dilatait l'esprit, la désaimantait, l'amenait sur le bord ténu d'une sorte de folie, l’entraînant malgré elle dans un délire mystique.

Elle se leva, erra un moment dans la chambre, finit par allumer la petite lampe du bureau et brancha la radio.

I'm old fashioned ...



Emmêlée dans ses souvenirs, elle se versa un verre de vin, saisit son carnet à spirale et enragée de petits mots, se mit à les ajuster bout à bout, en sachant que rien, jamais, ne la consolerait de rien.


***









Waiting / AUTUMN IN NEW-YORK / Billie Holiday




Au fil des heures, le doute s’amplifiait, l’entraînant droit dans une dérive qu’elle connaissait bien.
Car c’était là, c'était revenu:
la même attente, 
le même désarroi.

Tandis que son âme se glaçait dans une sorte de fatalité, elle se leva, chassa la mèche qui lui couvrait la moitié du visage, s'enlaça et esquissa un pas de danse.


  Autumn in New-York
  It lifts you up when you run down  
  Autumn in New-York
  Will tell you that it's divine


Elle regarda la table dressée, la lumière délicate des bougies, l'arum blanc dans le vase, élancé.

Sa vie se tiendrait-elle toujours de cette manière: si défaite, si chancelante, si incertaine ?

L'ivresse et le chagrin eurent bientôt raison d'elle.

* Lorsque la conscience lui revint, la rumeur froide et matinale de l'avenue cognait en force à ses tempes douloureuses.



*


You and I.






Elle dressa la table.
Dans la serviette soigneusement pliée sur l'assiette, elle glissa la clé de l’appartement.
Elle alluma les bougies, vérifia une dernière fois que tout était en place et attendit.


Elle but un verre de vin. S'en resservit un deuxième.
La bouteille terminée, elle en ouvrit une autre et se remit à fumer.
Vers minuit, elle enfila un cardigan et se prit les pieds dans le tapis du couloir.

Une semaine plus tard, du bout d’un mail, il expliqua vaguement pourquoi il n'était pas venu.


* Alors, elle retira la clé de la serviette, rangea le couvert et sortit dans la nuit.









Le hamac / Petite Terre





C’est une photo qui tremble
une couleur
une odeur marine 
un endroit
un secret
un trésor.


Deux cocotiers un peu en retrait 
un hamac en toile écrue
un bercement rassurant 
un souffle salé.
  
Le halètement de la chienne attentive
et 
l'inoubliable fulgurance de la lumière 
derrière les paupières.

***




Le père.



Mon père râlait souvent à propos de tout et de rien. Mais ce jour-là, ses râles étaient de ceux qu'expirent les mourants. L'air qu'il aspirait raclait sa gorge en la desséchant. Le torse saillait à ce point sous le drap que je me demandai si ses organes avaient fondu. 
Comment l'embrasser, il n'avait plus de joues. 
Je lui pris la main, et contre toute attente, il la garda captive. Ses ongles me rentrèrent dans la peau et la frayeur me vint qu'il ne me transmette ses bactéries résistantes aux antibiotiques. Jamais auparavant nous ne nous étions tenus de la sorte: il n'était pas du genre démonstratif.

Depuis qu'il n'y voyait plus, il gardait les yeux clos, ne les ouvrant plus qu'au plus fort de ses délires; ils étaient alors si effroyablement bleus et hallucinés que j'eusse préféré qu'il les laissât  fermés.

La morphine circulait dans ses veines, pourtant une grande souffrance émanait de lui. 
Avait-il conscience qu'il quittait ce monde ?

J'étais épouvantée à l'idée qu'il eût mal, soif ou faim et qu'il ne puisse le dire.
M'aimait-il ? 
M'avait-il jamais aimé cet homme si absent ? 
Quelles valeurs m'avait-il donc transmises ? 
Que m'avait-il appris ?
La rancœur me fit baisser la tête.

Après lui avoir murmuré quelques promesses de circonstance, je le quittai. 
Je fis coulisser la porte de sa chambre, et avant de laisser ma mère, je me désinfectai les mains. 
Penchée sur l'évier, compulsivement pliée, je me brossai les mains en m'acharnant dix fois, cent fois, jusqu'à ce que la douleur m'envahisse enfin.

Il mourut le lendemain.
Au premier jour de juin.

1920-2007


Ombilic nombril.




C'est le milieu du Secret
le mystère qu'on porte tous
le trou dans le ventre
l'Origine
c'est la trace du cordon, du tube relieur, du cathéter de l'amnios
le vestige de la séparation
la cicatrice indélébile
le point sombre de la rupture
le sceau de la naissance
le replis de l'existence
l'amnésie totale
l'aspiration
l'expulsion
la répulsion
c'est l'air glacé qui s'engouffre
l'alvéolaire déchirure
l'effroi et le grand Hurlement


vénus de Malte

***
                                                                    
                                                         


LOST.



03:20
Rapport/
Service des personnes disparues


ELLE:
Aidez-moi, je vous en supplie. Je me cherche partout. Voilà des jours que je ne me suis pas vue. Je m'inquiète beaucoup. Je ne sais plus où je suis. Il faut absolument que je sache ce que je suis devenue. J'ai froid tout le temps. Je me suis probablement suicidée. Il y a de l’eau gelée dans mes yeux et beaucoup de Bourbon dans ma bouche. Je suis sans doute morte, là-bas, en tombant dans les eaux glacées du torrent de Poët-Sigillat.

LUI:
Ce n'est rien. Ça arrive tout le temps. Des tas de gens s'absentent.
Vous n'êtes pas morte. Asseyez-vous.
 
ELLE:
Je suis morte, je vous dis ! Je ne sens plus rien ! Mon sang ne circule plus !
Je vois à l’intérieur des gens. Je ne comprends pas ce qu’ils disent. Je vous en prie, dites-moi où je suis morte. 


Excédé, quelqu'un crie: 
Faites la taire ! Enfermez-la ! Ou alors, sortez-la ! Vous ne voyez donc pas qu’elle déraisonne, qu’elle ne sait plus ce qu’elle dit ! On la connaît ! On la voit souvent errer du côté de l’abîme ! Elle y chante des mots interdits, porte des grandes jupes blanches et soudain se met à tourner. Elle tourne, je vous dis, elle tourne, elle n'arrête pas de tourner, comme un derviche possédé ! (et il faisait des grands gestes énervés.)

Elle, crie à son tour: 
Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? C'est ma façon ! Ma façon à moi d'affronter les tourments, de regarder la Nuit et le Temps. Aux grandes marées, on m’entend jusqu'en Chine ! Et alors ? Et alors ?


Vous voyez commissaire, vous voyez, répétait l'autre, elle délire ! 
Elle dit qu’elle connaît la Boudeuse, et aussi l’Astrobale. Elle dit qu’elle marchait aux côtés de Kerouac, qu'elle parlait à Lowry, qu'elle fumait avec Marquez l’élixir des pavots trafiqués ! Elle dit qu'elle se tenait derrière Phédon quand Socrate but la ciguë. Elle hurle que les hommes sont cruels. Elle jure qu'elle tuera les déviants, qu'elle veut sentir l’odeur de leurs corps pourrissants !

Elle dit qu’au temps des Pharaons, elle gravait dans la pierre des ibis, qu’elle servait en personne Anubis. Qu'elle aimait avec lui accompagner les défunts. Elle dit que mourir ça n’est rien, que le voyage est beau quand le Nil se perd aux confins de l'AilleursElle chuchote qu’elle intriguait dans les couloirs, qu’elle tramait dans les palais des complots politiques, qu'elle frôlait des passeurs glacés, qu’elle portait sans vergogne des bijoux dérobés, qu'avant, sous les perruques poudrées, les crânes, chaque jour, étaient rasés.

Elle dit que les amis trahissent.

Regardez commissaire, voyez comme elle s’enlace, comme elle dépose son front brûlant sur le marbre veiné.

Écoutez-la, elle se lamente.
Elle dit que la rumeur des camps la hante.

Elle dit que depuis qu’elle est née, elle marche entravée. 
Que la plus belle victoire, c'est se défaire de soi.

 
***

La charmille du Haut-Maret



L’homme qui marche dans l'Ardenne bleue, m’a emmenée à Theux, à la charmille du Haut-Maret.
4.700 charmes, en double alignement, plantés pour la plupart en 1885, et méticuleusement conduits pour former un berceau, en font une des plus longues charmilles d’Europe: 573 m.


Cet après-midi là, des trouées de lumière, par petites touches, dessinaient sur le chemin des ronds et des ovales.
Nous marchions.
Le grand chien qui l’accompagne partout, redevenait loup et pistait queue basse, des odeurs fortes qui l’enivraient tout entier.
Enchantée par le lieu, quelque chose m’arrivait que je ressens parfois lorsque l’émotion me saisit: quelque chose d'étrange s’imposait, me tirait hors du temps, et me laissait comme interdite, un peu glacée dedans.
Arrivés au bout de la charmille, nous débouchâmes à ciel ouvert et je ne vis plus que la croix en pierre, plantée en pleine terre.

In memoriam, quelqu’un y avait déposé quelques fleurs des champs alentours.

                                              Madame de Behr née Victoire
                           Épouse de monsieur le chevalier de Haut-Marais
                                  Laquelle est décédée le 16 novembre 1819

C’est en effet, à cet endroit précisément, que dans la froidure de l'hiver, dame Victoire fut découverte inanimée, sortie de ses étriers. (montait-elle en amazone?)

L’histoire serait romantique de dire ici, qu’éploré du décès de sa belle cavalière, monsieur de Haut-Marais, lui-même, planta cette charmille, pour qu’ad vitam æternam, son amour survive en la beauté de celle-ci.

Le rentier J.R. Nys, propriétaire du domaine, fut-il à ce point sensible au chagrin de l'infortuné chevalier qu'il finit par faire ériger, bien des années plus tard, ce haut lieu de promenade ?


Femme en habit de cavalière
Jean-Désiré-Gustave Courbet
Métropolitan Museum of Art








LES MORSURES



Un grand merci à l'Ecriteur. 
Sans lui, ce blog ne serait pas.